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Chapitre 11 : chapitre dernier

 

Depuis ce rendez-vous, tout s’est accéléré.
Je crois qu’il date d’une quinzaine de jours, aujourd’hui.
Je continue à penser, penser, penser encore.
Ce soir, je pense aux hommes.
Les hommes se délectent de la douleur et du sang. Tout au long de leur vie, ils fuient l’obscurité, tentant vainement d’échapper à leur noirceur. C’est inutile. Ils refoulent leur haine et la laissent s’accumuler. Chaque dispute sans conclusion satisfaisante, chaque colère qu’on tente désespérément de se voiler à soi même, et chaque blessure de l’âme s’accumulent. Il se forme un trou noir en chacun de nous, où croupit et fermente toute la violence accoutumée à vivre en notre être. L’homme est laid, l’homme est vile. Il trimballe sa graisse d’excès, ses os trapus et son sang impur. L’homme se délecte de violence. Prends donc en exemple ces gamin qui, avant d’avoir appris les principes hypocrites de leurs aînés, s’amusent à écraser les fourmis, démembrer les araignées et brûler vives les mouches. Plus tard, saisis de culpabilité, ils se confessent et agissent pour se faire pardonner par une quelconque divinité inventée de toutes pièces. Ils s’imaginent que s’ils font preuve de bonne intention, leurs plaisirs, qu’ils considèrent eux-mêmes comme des pêchés, seront oubliés. Ce qu’ils pensent être de la générosité n’est autre que de la cupidité. De l’hypocrisie cupide et égoïste. Agirions nous similairement si nous n’attendions rien en retour ? Assurément pas. On prête, parce qu’un jour ou l’autre, on nous prêtera. On offre, parce qu’on a reçu. Penserais tu être capable d’aimer un être indéfiniment s’il ne te rendait pas la pareille ? Pourquoi donc crois tu que l’amour conduit à la folie ou, dans le meilleur des cas, à la haine ? L’amour, le grand, en lequel les hommes pensent trouver toutes leurs réponses, l’amour, qui construit des ponts entre les univers intérieurs de différents être, mais à quel prix ? La destruction interne de tous ceux qui espèrent plus qui n’obtiennent.
Ce soir, je décide de ne plus penser. Ca suffit.
Ca fait quelques jours que je n’ai pas mangé. Depuis ma dernière crise de boulimie, je n’ai pas eu la force d’avaler quoi que ce soit. Ou plutôt, je sais que ce qui passera par ma gorge en un sens finira par ressortir par l'autre. Et j'en ai assez de vomir.
Il est vingt-deux heures, et j’aimerais pleurer, mais je n’en suis plus capable depuis quelques temps. Je me sens parfois au bord des larmes, mais rien ne vient. Comme si le robinet de mes sanglots avait été obstrué.
Ce soir, j’ai mal, terriblement mal. D’une douleur aigüe dans la poitrine, le nombril et le crâne. Tout me brûle.
Je sais que je n’ai pas de fièvre, ni de céphalée ou de problème de digestion, étant donné que je n’ai rien avalé. Mais je souffre, d’une affliction sans pareille.
J’en ai connues des semblables, de ces peines qui vous arrachent le cœur et compressent vos poumons, de ces chagrins qui vous soulèvent la poitrine dans d’affreux sanglots, de ces détresses qui vous font vous jeter sur la cuvette parce qu’elles retournent votre estomac.
Mais celle ci est différente. Dix fois plus contraignante, cent fois plus intense, mille fois plus cruelle.
J’ai un spasme coincé en travers de la gorge. Mes mains, mes bras tremblent comme jamais. J’appuie mes paumes contre mes tempes dans l’idée d’apaiser ma douleur, mais rien à faire, le mal ne fait que grandir. Et, incontrôlables, mes poings vont serrer ma tête à l’en faire exploser. Incapable de lutter, je déboucle ma ceinture et m’en saisis, une énième fois. Je viens la serrer autour de mon cou. Peut-être qu’elle saurait atténuer ma douleur.
C’est ce qu’il se passe d’habitude, lorsque j’étreins ma gorge. Mais ce soir, il n’y a rien à faire.
Je me sens au bout.
Betty répète toujours “Je suis au bout de ma vie”. J’imagine qu’elle n’a pas conscience de l’ampleur que peuvent prendre ces mots lorsqu’ils signifient réellement quelque chose.
Emile blague toujours sur le suicide. Il finit ses plaisanteries par “t’inquiète pas, j’ai une corde chez moi” ou bien “ok, je sais où est la fenêtre”. Lui non plus, ne doit pas savoir grand chose de ce dont il parle.
Ils ne connaissent rien à ce qu’ils raconte.
Ils ne connaissent rien.
Moi, je connais.
Ça fait maintenant six mois que tout est parti en vrille. Je n’ai toujours pas déterminé la cause. Peut-être est-ce simplement parce qu’il n’y en a pas. C’est ce que Creuzet s’entête à répéter. “Tout le monde cherche la grande cause, mais il n’y en a pas.” J’ai interprété ça comme “il y a de multiples facteurs”, car comment accepter l’idée que toute cette souffrance n’ait pas de raison d’être ? Qu’elle m’est tombée dessus un beau jour, ou qu’elle était enfouie au fin fond de mon être ?
C’est impossible.
Après tout, je n’ai rien vécu de traumatisant. Là, Creuzet marque un point. Il n’y a pas de grand traumatisme. Pas chez moi.
J’en ai donc déduit que c’était en moi. Que je n’aurais pas pu l’éviter. Qu’il fallait que je passe par là.
Il est maintenant vingt-deux heures quarante sept. Mais rien ne se calme. Mes pensées reviennent sans cesse sur les dernières trahisons auxquelles j’ai eu droit. Quentin, Betty. La jolie paire.
Je me ronge les ongles jusqu’au sang. J’en ai partout. Sur les mains, sur le pull, entre les dents. Ca m’apaise quelques instants. Mais il m’en faut davantage. Alors j’agrippe ma lame. Celle que je garde toujours près de moi, dans ma table de chevet. J’ôte mon pantalon, et je me mets à l’ouvrage. Je trace des traits frénétiquement, je déchire ma chair en lambeaux, et la liqueur rouge n’en finit plus de couler.
Maman n’est pas là ce soir. Papa et elle assistent à un congrès en ville. Ils ont prévu d’aller boire un coup après avec leurs amis. Ce qui signifie qu’ils ne rentreront pas avant deux heures du matin. Trois heures pour mourir, c’est amplement suffisant, non ?
Je décide d’y aller. D’aller au bord de la Seine. Mon endroit rêvé. J’attrape mon sac, y fourre une bouteille d’alcool prise dans le congélateur, quelques boîtes et bouteilles d’anxiolytiques tirés du fond de ma commode, où une réserve m’attend depuis si longtemps, et, enfin, ma panoplie de lames et cutters.  
Je sens quelque chose s’agiter en moi. Sans doute s’agit-il de Marta. Une once de colère perce à travers ma peine. Mais je ne peux plus la laisser gagner.
Je balance mon sac par dessus mon épaule et me dirige vers le métro. Je rejoins la ligne dix et descends à Mabillon. De là, je rejoins le Pont des arts. Ce soir, pas un nuage ne vient couvrir le ciel étoilé. C’est une belle nuit pour mourir.

Je crois que j’ai besoin d’aide.
Je décide d’appeler Betty. Je compose son numéro.
A la première sonnerie, je me surprends à prier pour qu’elle ne réponde pas.
Et elle ne décroche pas.
Le combiné continue de résonner, chaque bip délaissant en moi un goût un peu plus amer.
A la quatrième sonnerie, je commence à espérer qu’elle quitte précipitamment son activité en cours, sentant l’odeur de mon sang à travers câbles et satellites. Mais elle n’en fait rien. Et au sixième bip, les larmes commencent, enfin, à dégouliner le long de mes joues. 
Le répondeur me demande alors de laisser un message. Je reste silencieuse, les gouttes salées roulant jusqu’au sol dans un fracas assourdissant. Puis je murmure “désolée”, et je raccroche, les doigts tremblants et moites.
C’est à cet instant que Marta prend son pied. Qu’elle se met à susurrer à mon oreille que même lorsqu’il s’agit de sauver ma peau, elle n’est pas là. Que peut-être, elle a vu mon numéro s’afficher sur son téléphone, mais a préféré ne pas répondre. Oui, c’est sûrement ce qu’elle a fait, elle ne se sépare jamais de son mobile.
Mais non, je refuse, je refuse de laisser Marta s’emparer de moi une fois de plus. Je refuse. Et je rugis. “JE REFUSE DE TE LAISSER GAGNER !”
Alors, je décide d’ignorer les cris qu’elle me scande. Bien sûr, elle continue à hurler, mais ses paroles ne me parviennent plus. Enfin, je réussis à faire abstraction de ses réprimandes et insultes. Creuzet aurait été fière de moi.
Je continue à marcher et rejoins de sombres ruelles. Les passants se font rares, et finissent par disparaître.
Puis ça me reprend. Cette envie irrésistible. Je n’y tiens plus, et je cède. Je m’allonge au beau milieu de la route. A vingt mètres de là, un carrefour est animé. Les voitures ne devraient pas tarder à arriver. Elles n’auront pas le temps de me voir, à cause du virage, et quand elles se rendront compte de ce qu’elles ont fait, il sera trop tard. J’attends, j’attends. Les lumières sont éteintes dans cette rue. Personne ne me verra. 
Les secondes filent, puis les minutes. Mais pas un moteur ne daigne rugir près de moi. Je pleure toutes les larmes de mon corps, je sanglote comme une folle, mais j’attends toujours. J’attends bon sang, J’attends. Et je rugis “J’attends, J’ATTENDS”, le visage lacéré par la douleur. Je suis à bout de forces.
Je me relève tristement, les joues en feu. Les larmes chaudes continue de s’écouler. Je descends le Quai de Conti et rejoins celui de Voltaire. Je marche longtemps, dans l’idée de m’éloigner de la foule, des ivrognes et des ados qui traînent ici bas, dans l’idée de me rapprocher de la houle solitaire qui suit de près les bateaux.
Je m'assois alors, les pieds à quelques dizaines de centimètres de l’eau croupissante, perturbée çà et là par de vagues remous. Et je vide mon sac.
Je les aligne parfaitement, je les range amoureusement. Les cachets sont triés par catégorie. Je les ordonne. D’abord, les Alprazolam, suivis de la bouteille de Tercian, et, enfin, les pilules de Lexomil. Je soulève mon litre de vodka et l’allonge derrière tout ça. Et enfin, les lames. Je les trie soigneusement, et choisis celle dont j’ai envie. La plus pointue. Ma préférée.
Qu’elle est belle, la Seine, avec les reflets des lampadaires et de la tour Eiffel. Qu’elle est belle. Mon endroit rêvé. Mon endroit rêvé, pour crever.
Et je me mets à l’ouvrage. D’abord, je tire un trait sur l’épaule gauche. Le sang déborde immédiatement. Simultanément, je gobe un cachet à l’aide d’alcool. Une grimace de dégoût s'arrache a mon visage. Puis je réitère l’expérience dans des sursauts de jouissance assurément déplacés. L’épaule droite, la cuisse gauche, les mollets et le ventre. Tout y passe.
J’alterne les pilules avec des gorgées de tercian, et une trentaine de cachets plus tard, lorsque je sens les forces me quitter, j’amène la lame de rasoir au creux de mon coude. Je trace un fossé jusqu’au poignet avant de me laisser sombrer dans la Seine, trop anesthésiée par les médicaments pour savoir nager.
J’ai gagné.

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