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Chapitre 4

 

Je voulus tracer le souvenir du visage que j’avais en tête. Mais c’était en vain. Avoir vécu un rêve apocalyptique ne changeait en rien mes aptitudes artistiques inexistantes.
Je me souvenais de grandes mains délicates. Elle était vêtue de noir. Mais son visage ? L’avais-je aperçue ? Il m’était impossible de m’en souvenir. Je me résignai donc à laisser sur le papier une vague trace ovale et vierge.
Putain d’inconscient. J’étais furieuse. Mais qu’est ce que cela signifiait ? Hein ? Qu’on aille tous agoniser, tout sourire ? Et puis merde. Je renonçai.
Je m’étais éveillée, sereine, à neuf heures tapantes. Puis le souvenir du rêve m’avait hantée, luisant et visqueux de dégoût, s’accrochant désespérément à mon esprit. Je ne parvenais pas à le sortir de mon crâne.

Ce coup ci, dès le réveil, je ne tentai pas de m’adonner à quelque activité stérile et épuisante. A quoi bon ? Après avoir renoncé à tenter de me comprendre, je m’assis en tailleur sur le matelas, radeau échoué, entouré de décombres, au cœur de l’océan insensible.
Mes cils chassèrent l’air à maintes reprises, mais ne pouvaient rien contre la sensation de vide qui m’envahissait. Je jaillis hors de mon lit. J’hésitai une seconde, puis me précipitai dans la salle de bain. Je fermai la porte à clef et éteignis la lumière.
Je trouvai le radiateur en tâtonnant et m’appuyai dessus. Il était bouillant. En glissant, le dos contre les barres de métal, je m’assis. La chaleur cramait mes omoplates. Je glissai une épaisse serviette entre l’eau bouillonnante et mon dos chauffé à bloc. L’intensité de la chaleur s’amenuisa. Quoique toujours agressive, elle devint supportable. Et je demeurai ainsi, la colonne vertébrale cramponnée au chauffage, parce que fermement aplatie contre lui.
Mes paumes trouvèrent mes tempes et tentèrent de les broyer. Je fis le décompte : un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept. Mes inspirations se firent plus fébriles, bruyantes et épuisées. Je continuai. Huit, neuf, dix, onze, douze. Je cessai de respirer. Treize, quatorze, quinze, seize. Les secondes s’écoulèrent, désespérément longues. Finalement, lorsque j’atteins trente quatre, la pression se relâcha.
Mais qui es tu, Lula Rosenthal ? chuchotai-je dans un murmure inaudible. Evidemment, les larmes s’en mêlèrent. Je ricanai intérieurement. Le dos me brûlait, mais je n’arrivais pas à m’éloigner de cette source de chaleur incandescente. Peut-être que si la chaleur me blessait suffisamment, elle parviendrait à chasser cette tristesse qui s’emparait de moi. 
Je me provoquai, à tenter de maintenir mes doigts le plus longtemps possible contre le radiateur avant de les retirer brusquement dans un élan de douleur. Comment se faisait-il qu’il était si chaud ? La chaudière devait dysfonctionner. Mes orteils vinrent cogner contre l’interrupteur et la lumière revint. Mes doigts étaient rouges. Je me redressai, arrachai mon haut, et contemplai mon dos dans le miroir. Ce dernier semblait défiguré. Une large empreinte enflammée altérait l’unité de ma peau.

Lorsque j’eus rejoins ma chambre et la lumière du jour, je pus contempler avidement les traces rougeâtres de mon corps. Mais ma voracité sanglante disparut à l’instant où je réalisai que c’était mon corps, que j’avais voulu difformer. Et mes yeux se plongèrent en eux mêmes, dans le miroir. Je dévisageai ces iris verdâtres et meurtriers. Que me voulaient-il donc ? Je m’approchai de mon reflet jusqu’à ce que mon nez le frôle. Je vis les yeux, en face, s’emplir d’une teinte rougeâtre, et sentis de lourdes larmes s’écouler contre mes joues, brûlantes elles aussi, de chaleur et de douleur. « Mais qui es-tu ? » souffla, à nouveau, cette voix lointaine. Dans le miroir, les sourcils se froncèrent. Les lèvres remuèrent. « Qui es-tu, Lula, pour me faire faire ça ? Laisse moi tranquille».
Je tournai la tête. Il était temps d’arrêter les conneries. Je sortis un bouquin.

Quelques jours s’écoulèrent. Les vacances touchaient à leur fin, et au fil des jours, je voyais la quantité de travail augmenter en densité, puisque le temps pour les faire diminuait. Un beau jour, je fus obligée de m’y mettre. Je parcourrai le DM de maths du regard. Mais les équations passèrent par mes neurones sans agiter quelque connexion. Je décidai d’invoquer l’aide de Betty, et réalisai au même moment que je n’avais jamais répondu à son mail.

« Salut, Betty.
J’ai pas mal galéré avec mon réseau ces derniers temps, je suis désolée de te répondre si tard.
C’est sympa que tu aies vu tout ça, j’imagine que tu as eu l’impression de rentrer dans ces foutus bouquins de latin, hein ? Je suis toujours partante pour du sport, tu me connais. Un petit coup de piscine ? Y a rien de tel.
Etant donné que mon réseau m’a pas mal coupée du monde, non, je n’ai pas de nouvelle des autres. J’espère que Paul s’amuse bien.
Moi, ça va super. J’ai dévoré des bouquins. Enfin, un. Sinon, surtout des films. Je viens de me lancer dans les maths, et c’est plutôt désespérant. Je me demandais si tu avais déjà fait le devoir ? La rentrée, c’est dans trois jours, mais j’ai pas envie de tout me bouffer dans les dents la dernière nuit.
A plus. »

Sa réponse ne tarda pas. Je la parcourrai du coin de l’œil, et vis avec joie qu’elle avait joint une photo. Il s’agissait du devoir. Parfait. Je passai les heures qui suivirent à recopier les réponses soigneusement sur ma propre copie, changeant çà et là quelques phrases. Je répondis de façon hasardeuse aux questions de grammaire d’anglais ou d’espagnol. Et bientôt, j’en eus fini de ces stupidités. Je pus, à nouveau, m’adonner à l’inactivité.


Le week end arriva et, avec lui, les copains. Marie me proposa d’aller boire un verre, mais je déclinai l’offre. Je n’avais aucune envie de l’entendre pleurnicher sur son amour déchu. Betty finit par rentrer également, et débarqua chez moi à l’improviste le dernier jour des vacances.
- Mais quel foutoir ! commenta-t-elle en pénétrant ma chambre.
J’eus droit à quelques remarques désagréables. Mes cheveux étaient trop sales, mes fringues trop lâches. Ensuite, elle m’offrit le récit détaillé de son voyage, des gens qu’elle avait croisés, des lieux qu’elle avait visités. Et enfin, elle en vint à me conter la dernière soirée qu’elle avait passé en compagnie de Paul.
Ils s’étaient offerts un dîner chez Antonio, un bon resto italien à Saint Paul. Ensuite, ils étaient allés chez Betty : ses parents s’étaient absentés également, invités chez des amis pour le dîner. Ils avaient rigolé, puis elle s’était retrouvée sur ses genoux. Il lui avait chuchoté qu’il l’aimait. Comme il était romantique. Tu comprends, Lula, il ne lui agit jamais chuchotée qu’il l’aimait avant. Ensuite, les deux tourtereaux s’étaient embrassés, il avait eu les mains baladeuses, les avait passées sous son tee-shirt, puis sous sa jupe. La minette en avait une bien courte. Et il avait retiré ses propres vêtements, bla, bla, bla. Mais elle m’anonça qu’elle n’était pas prête à franchir le cap.
Elle finit par rentrer chez elle, et la soirée fut routinière. Nous dînâmes en cercle autour de la table, silencieux. Les parents demandèrent si nous étions prêts à réattaquer les cours, et Alexis et moi grognâmes.
Le lendemain matin, ronchonne, je me rendis au lycée. En cours de physique, les conversations fusaient, tous se racontaient les super vacances qu’ils avaient passées. Dan s’était rendu en Bourgogne, Valentin en Bretagne, Camille dans le Sud. Bientôt, tout le monde savait où chacun avait vogué. Le prof finit par gueuler, et nous cessâmes de parler. Le reste du cours fut couvert de chuchotements.
Ensuite, nous allâmes en cours d’histoire. Et monsieur Favre déballa comment la guerre totale avait décimé l’Europe et la totalité de la planète. Je baillai. Betty, à mes côtés, en fit autant, puis fut imitée par Alice.
La pause déjeuner finit par arriver. Paul et Betty se rendirent chez lui, Marie alla à la cantine. Je finis par trouver Quentin, et tandis que chacun rentrait manger chez soi, nous décidâmes d’avaler un morceau à la boulangerie du coin.
Ses grands yeux bleus me dévisageaient tandis qu’il buvait son sirop. J’avais opté pour un smoothie. Délicieux, épais et recouvert d’une fine couche de mousse. La paille reliait directement ma bouche au liquide onctueux. Je tirai de vives inspirations qui m’emplissaient le palais d’une saveur fruitée. Mon regard rencontra le sien. Il avait une moue amusée.
- Qu’y a-t-il ? demandai-je.
Il tourna la tête.
- Tu crois aux miracles, Lula ?
Je le jaugeai du regard, me demandant quel genre de réponse il pouvait espérer. Nos yeux s’affrontèrent quelques instants, chacun cherchant à cerner l’autre. Je réfléchis. Si cette question m’avait été posée deux ans plus tôt, ma réponse aurait assurément été positive. Mais mes pensées papillonnèrent vers Charlie. J’avais considéré sa rencontre comme un miracle, oui. Mais aujourd’hui, le miracle était fini. Charlie était parti, emportant l’espoir, la gaieté et ma vie avec lui. Chaque rêve que j’avais pu avoir m’avait été dérobé, chaque personne à qui j’avais ouvert mon cœur m’avait délaissée. Même Théo, lorsque nous n’avions que treize ou quatorze ans, m’avait délaissée, et s’était amusé à me ridiculiser. Des mois, le calvaire avait duré des mois. Jusqu’au jour où ses poings étaient allés trop loin, où ses insultes avaient franchi le pas. J’étais partie. J’avais fui le quartier. On m’avait retrouvée perdue, au bord de la Seine. D’où mon rêve de l’autre jour, supposai-je. Chaque miracle auquel j’avais cru s’était révélé être un amas de souffrances joliment présenté. Tout mon univers extérieur avait fini par me trahir. Quand bien même aurais-je encore l’audace de croire aux miracles, je n’avais pas suffisamment de volonté pour lutter contre mon désespoir.
- Non, répondit alors Debbie. Non, je ne crois pas aux miracles.
Les sourcils froncés, Quentin affirma que c’était bien triste. Je ricanai.
- Ça n’a rien de triste. C’est réaliste. La vie n’est pas comme ça. Elle ne te fera pas de cadeau, jamais.

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