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Chapitre 3

 

Salement sarcastique, le rire. Froid, dénué d’humour. Un ricanement glacial, méprisant, accompagné d’un retroussement infâme de mes lèvres sur ses dents. Aussitôt suivi d’une grimace horrifiée. Je cessai de respirer et entendis mon cœur cogiter à l’intérieur. Boum boum. Boum boum. Sensation de terreur. Je sentis mon estomac se décrocher et plonger vers le sol. Le sang de mon cerveau redescendit d’un coup, droit dans le cœur. Je perçus comme des crochets s’enfoncer dans mes ventricules, percer mes poumons et les laisser se vider d’air.
Plus tard, j’ai repensé à cet instant, et j’ai compris ce qu’il s’était produit. Mais sur le moment, impossible d’attribuer le moindre sens à cette réaction corporelle inattendue.
Je fus prise de nausée. Sacré coup, le coup de blues. J’éteignis la télé, me levai, et trainai mes pieds jusqu’à ma chambre. Jusqu’à mon lit. Je m’écroulai. 
Les paupières closes, je sentis le poids du monde encercler mes épaules. “Bon sang, Lula, qu’est ce qui t’arrive ?” Je sentis une goutte éclore sous mes cils et couler vers le matelas. Je me tournai et me positionnai en chien de fusil. Et en silence, je laissai les larmes salées de tristesse se déverser sur l’oreiller.
Je pleurai ainsi, jusqu’à ce que mon corps se soit vidé de son eau. Mais les larmes n’avaient pas évacué la tristesse, loin de là : elles en avaient empli mon être. La chaleur était partie avec les tressaillements pitoyables de mes lèvres à chaque sanglot. Je me retrouvai, échouée sur un bateau en dérive bien que cloué au parquet et coincé entre quatre murs, éreintée, exténuée, vide. Vide, par dessus tout.
L’âme emplie de tristesse.

Maman finit par m’appeler. Une heure était passée, ou, peut être, une demi douzaine. Sûrement quelque part dans cet intervalle. Mes joues étaient sèches et mes yeux, tantôt rougis, avaient fini par retrouver une coloration normale. J’allai à table, nous dinâmes. Les carrés de chocolat engloutis en douce à la fin du repas me firent du bien. Mon cœur s’adoucit.
De retour dans mon antre, j’allai m’allonger lorsque je décidai de me consacrer à une autre activité. J’attrapai un paquet de feuilles blanches, et un crayon. Vaguement, je laissai ma main, molle, aller et venir sur le papier pour former des lignes abstraites. Et si je sortais, le lendemain ? Prenais l’air, m’enfuyais loin d’ici ? Je traçai des formes géométriques, tentai de dessiner un arbre, un squelette, une pomme. Les minutes s’écoulaient, et, bien que dénuée de quelque talent, je laissai mon poignet et ses mouvements détruire le papier. Et si je me levais tôt, attrapai mon vélo et m’enfuyais loin, loin d’ici, découvrir les ruelles de Paris ou le repos de Normandie, ou, au moins, des bois environnant ? Petit à petit, mes paupières devinrent pesantes. Je luttai, pour les tenir ouvertes. Le crayon échappa à ma poigne, je l’entendis rebondir puis s’écraser sur le parquet froid. Je renonçai à lutter contre le sommeil.

J’ouvris des yeux endormis, quelques heures plus tard. Je sortis du lit, enfilai une jupe, et sortis sans trainer. Je n’avais guère de temps à perdre : l’aurore était déjà passée. La température m’assomma : n’avait-il pas fait une bonne vingtaine de degrés, la veille ? J’enfilai un pull - heureuse initiative d’en emporter, et poursuivis ma route. A peine coiffés, mes cheveux s’emmêlaient dans mon dos, et deux mèches encadraient mon visage. Peut-être semblerait-il moins crasseux, ainsi. Et puis, au pire, il ne restait pas grand monde. Ils étaient tous partis en vacances. Surtout, à cette heure ci, je ne risquai pas de croiser quelqu’un. D’ailleurs, les rues étaient désertes. Je marchai, longtemps, respirant à plein nez. Ou plein poumons. Je ne sais plus ce que l’usage veut qu’on dise. Ces derniers avaient miraculeusement guéri pendant la nuit, puisqu’inspirer n’était plus douloureux comme la veille.
J’attrapai un métro. La rame était déserte également. Je finis par échouer sur les quais de la Seine. Des boîtes de pizza et des canettes de bière jonchaient le bord du fleuve. Tout indiquait qu’une bonne soirée s’était tenue ici, quelques heures auparavant seulement. Je m’assis, les jambes ballantes au dessus du vide. J’observai, calme, les remous de l’eau qui allait cogner contre l’escarpement, s’y agripper, avant de retomber inexorablement dans son gouffre. La triste histoire ! L’espace d’un instant, un sourire tira mes lèvres, fermement serrées. Pauvres gouttes, vouées éternellement au même cycle, inépuisable. Je fermai les yeux. J’inspirai. C’était ce que je savais faire de mieux, ces derniers temps. Mettre le temps sur pause, et emplir mes poumons jusqu’à sentir leur élasticité coincer, exploitée à son maximum. Puis l’air, encombré de carbone, achevait son propre cycle en mon organisme. Il s’entassait une seconde dans mes alvéoles avant d’être rejeté comme un mal propre, aussi loin que la puissance de mon souffle le permettait. Je jouis de ces instants que je m’accordais. Seule, enfin seule, à contempler la nature cloisonnée par la volonté humaine s’agiter contre sa cage. Quel enivrement.
Un clapotement, plus loin, interpela mes sens. Je tournai vivement la tête. Ce n’était qu’un claquement du liquide cristallin contre les rochers, moins abrupts, à quelques mètres de moi. Mais alors que je m’apprêtais à détourner le regard, j’aperçus une silhouette, un peu plus loin. Je crispai mes yeux : la silhouette approchait. J’hésitai un moment à me relever et m’en aller, plutôt que de risquer de me retrouver seule à seul avec un inconnu peut-être dangereux. Mais mes membres ne trouvèrent pas la force de se soulever. Je restai donc cramponnée au rebord de la Seine, les pupilles rivées sur la silhouette.
Lorsqu’il fut suffisamment proche, je reconnus chez l’homme un pantalon sombre, une veste en jean et une bouille souriante. J’eus un haut le cœur.
- Salut, Lula.
Ses yeux pétillaient.
- Tu m’as suivie ?
J’étais sceptique. Que faisait-il ici ?
- A vrai dire, non. Je t’ai aperçue, de là haut.
Il désigna de l’index le trottoir surplombant les berges.
- Ah. Ça fait longtemps.
- Tu peux le dire.
Je sentis les battements de mon cœur accélérer. Il fit encore quelques pas, et s’assit près de moi.
- Qu’est ce que tu faisais ? Je… je veux dire, là haut ?
Ses dents étincelaient sous le Soleil naissant. Au tintement de son rire, je crus m’évanouir.
- Me promenais. Joli hasard, hein ? 
- C’est vrai.
- Tu crois, toi, au hasard ?
- Euh, je ne sais pas trop, enfin, je ne crois pas. Enfin, si, je veux dire, à l’échelle humaine, bien sûr, mais scientifique, non. Tu… tu vois ce que je veux dire ?
Dans un mouvement évocateur de l’arcade, il haussa un sourcil, et un coin de sa bouche suivit. Je contemplai ses lèvres. Comme elles semblaient douces !
- Relativement. Très relativement.
Il m’adressa un clin d’œil. Mais bon sang ! Il embuait mon esprit, j’étais incapable de réfléchir. Pourquoi s’était-il pointé là, alors que j’étais sale et glauque, isolée et vulnérable ? Et je repris la parole, continuant à m’emmêler les pattes comme un serpent, tentant d’aligner les mots les uns après les autres, trébuchant à chaque syllabe.
- Je veux dire que je crois en l’effet papillon, tu connais ? La théorie du coup d’aile d’un papillon en Amérique qui provoque un ouragan en plein océan Pacifique ? Ben, sans être aussi extrême et en considérant les évènements un à un, détachés les un des autres, je pense que tout a un impact.
- Ha, je n’en demandais pas tant. Je parlais plutôt de l’aspect spirituel du hasard.
Plus que ses lèvres, ses yeux souriaient, tirés et plissés par la gaieté. Il était resplendissant. Je me forçai à lui sourire en retour. Mais à l’instant où mes joues se bombaient, je remarquai que quelque chose n’allait pas. Les yeux de Charlie brillaient d’un vert olive, suant la malice et la vivacité. Mais c’était impossible. Charlie n’avait pas les yeux verts. Ses iris étaient bleu, bleu océan sous un toit, et bleu comme le ciel sous le Soleil. L’homme devant moi ne pouvait donc être Charlie.
- Tu portes des lentilles ? Demandai-je soudainement.
- Non, pourquoi ?
Je ne répondis pas. Peut-être était-ce l’éclairage, simplement ? Il semblait infiniment confiant. Et il continuait à sourire, toujours, encore, à jamais souriant, sans hargne, en paix, sereinement, gai, sain, et tellement charlien ! Il s’approcha encore, et nos deux corps se trouvèrent en contact. Il me fixait, au fond de la pupille. Mais je ne parvenais à plonger dans les siennes. La couleur de ses iris m’arrêtait. On eût dit un lézard, un serpent, un crocodile, ou des écailles de dinosaure. N’importe quoi, pourvu que ça ait des dents, une allure insidieuse et menaçante, et une hargne reptilienne.
- Bon, fit-il.
Il se redressa, et me tendit la main.
- Tu ne te lèves pas ?
Je cédai, m’agrippai à sa poigne. Un frisson parcourut mon échine. Ses doigts chauds au cœur des miens, il m’aida laborieusement à me redresser. Je le remerciai. Mais il ne partit pas. Il restait là, à quelques dizaines de centimètres de moi, ce sourire niais accroché au visage.
- Allez, fit-il.
Il s’approcha pour me faire la bise et engloutit l’espace qui nous séparait. Mais ses lèvres ne s’approchèrent pas de ma joue : elles se penchèrent vers mes oreilles.
- A bientôt, Lula Rosenthal, murmura-t-il.
Mon cœur tressauta. Je sentis sa bouche s’éloigner de moi puis revenir vers mes joues, mais elle ne s’arrêta pas. Elle continua son trajet dans une lenteur infinie. Et enfin, brusquement, ses lèvres s’écrasèrent contre les miennes. Je fermai les yeux. Je ne comprenais rien. Que se passait-il ?
Alors qu’il m’embrassait, je sentis ses pieds se décoller et s’avancer vers les miens, les forçant à reculer eux mêmes. La tendresse de l’instant dépassait mes rêves les plus fous. Il finit par achever notre baiser dans un mouvement des lèvres aspirant mon être, et éloigna son visage. Son sourire était plus grand encore que les précédents.
- Merci, chuchota-t-il.
Et je sentis une pression de ses mains sur mes épaules. Mon pied droit rencontra le gauche, ou peut-être une cheville. Je n’eus pas le temps de délibérer, puisque je trébuchai, éternelle incapable. Mon dos basculait, et je pensais qu’il allait tendre la poigne et m’agripper, mais il n’en fit rien. Il recula d’un pas, et son sourire naquit à nouveau. Mesquin. Mes yeux s’écarquillèrent d’horreur. Ma chute continua l’espace d’une seconde, une seconde d’éternité. Je sentis chaque recoin de l’atmosphère que ma chair chassa, chaque vent que je laissai s’échapper en tombant. Mon corps se retrouva à la parallèle du sol, puis ma tête heurta l’eau glaciale et meurtrière.

Je poussai un hurlement. Mes paupières s’ouvrirent soudainement, mes épaules se jetèrent en arrière. Dans ma fougue, je renversai la chaise. Une chute supplémentaire. Mes yeux, endoloris, mais réveillés comme jamais, s’embuèrent. L’intensité de la lumière qui régnait dans la chambre n’aidait pas. Que s’était-il passé ? Je haletai. Ma tête était douloureuse là où elle avait heurté le sol. Je me demandai l’instant d’une seconde où était passé Charlie, puis tout reprit sens. Et l’amertume entrainée par l’évaporation du rêve me frappa de plein fouet.
Charlie m’avait tuée.
Charlie était celui que j’avais aimé lorsque tous m’abandonnaient, lorsque Julia et Lucie m’avaient abandonnée. Lorsque ces deux si bonnes amies m’avaient plaquée, lorsqu’elles m’avaient annoncé que “non, Lula, on ne peut plus être amies”, parce que je sortais avec Théo. Théo était trop mesquin pour elles, Théo était trop ceci, trop cela. On n’avait que treize piges, et elles m’avaient lâchement tourné le dos. Mais un an plus tard, après que Théo m’ait larguée lui aussi, alors que j’étais plus seule que jamais, Charlie avait surgi. J’étais tombée amoureuse, comme une folle. Il était si doux ! Il m’avait aidée à me relever.
Bon sang, bon sang, mais Lula, ça veut dire quoi ça ? Bordel, ressaisis-toi ! Sauveur destructeur. Héros meurtrier. Pourquoi, pour quoi cette image ? Inconscient tyrannique.
Je fondis en larmes. C’en était trop. 
Comme j’étais pitoyable ! Recroquevillée sur le sol, à bousiller ma lèvre inférieure à force de la mordre. Mes mains tremblaient et mes doigts s’entrechoquaient maladroitement chaque fois que je tentais de les pénétrer dans ma bouche pour les ronger. J’arrachai la chair morte et enfonçai les dents dans mes ongles, les arrachais, et les perdais, comme une mal propre.
Je finis par jeter un coup d’œil à ma montre. Le cadrant affichait quatre heures. J’en déduisis que je n’avais pas dormi bien longtemps. Deux heures, peut-être trois. La nuit était encore devant. Mais je n’étais plus fatiguée. Le réveil brutal m’avait fourni une poussée d’adrénaline.
Je me levai, redressai la chaise. J’éteignis les lampes. A la lueur de mon portable, je rejoignis la cuisine. Je trouvai des biscuits à grignoter. Je les embarquai jusqu’à ma chambre et allumai l’ordinateur. Je consultai mes mails. Betty avait visiblement répondu aux derniers.

« Bonjour, bonsoir ma Lu !
Penses-tu ! Bien sûr que nous sommes passés par Pise. Cette tour… ça me fout des frissons. C’est incroyable qu’ils parviennent à la maintenir debout.
Je t’écris en direct de Sienne ! L’hôtel est très sympa, un peu pittoresque. Et, je te raconte pas les repas que je me fais ! Lasagnes, pâtes, et ces entrées de jambon cru et melon ! Je compte sur toi pour qu’on se remette à courir à la rentrée, j’en aurai bien besoin, vu le rythme alimentaire sur lequel je me suis engagée !
Te montrerai les photos en rentrant.
Des nouvelles de Marie, Emile ou Quentin ?
Paul va bien, il profite de la mer sous son Soleil de Bretagne. Et des boîtes, d’après ce que j’ai cru comprendre…
Bon, et toi, ça va ?
Biz ! Ta Bett’. »

Je souris. Betty et la bouffe… Elle était capable d’engouffrer deux tablettes entières de chocolat en une quinzaine de minutes, si on ne la surveillait pas. Je décidai que je lui répondrai dans la journée : pas la peine de l’informer que j’étais éveillée en plein cœur de la nuit. J’éteignis l’écran.
Les jambes tremblantes, le contrôle de mon corps m’échappait. Ma main cognait frénétiquement le bureau du majeur. Je voulus arrêter de secouer mes chevilles, mais quelque part en moi, une volonté était contraire. Mon regard se perdit.
Cette moquette maronnasse était vraiment crade. Les fringues sales s’entassaient au pied de mon lit, auquel manquait la couette, ratatinée sur le sol. La vaisselle sale de mes petit déjeuners tardifs s’empilait sur ma table de chevet. Enfin, les cartons du déménagement restaient nombreux, amassés dans un angle de la pièce.
Mais où était passée cette attitude maniaque qu’on m’avait toujours attribuée ? Je décidai de redonner figure humaine à cette chambre. J’allai mettre mon linge dans le panier, rassemblai les bols et cuillers et les posai sur la bibliothèque qui trainait devant ma porte, à l’extérieur de la pièce, puis étendis correctement la couette sur le lit.
Mes quelques instants de pêche disparaissaient déjà. J’étais exténuée. Mais cette foutue piaule ne daignait toujours pas ressembler à quoi que ce soit.
Même le lit soigneusement fait et les fringues débarrassées hors de la chambre, celle ci demeurait d’un froid inébranlable. Mes yeux se tournèrent vers les cartons épars. J’y plongeai un œil.
Je découvris des piles de vêtements ou de bric à brac en tout genre. Je n’en reconnus pas la moitié. A qui appartenaient ce tapis roulé en boule, ces cahiers glissés en douce ? Sûrement à Alexis. M’enfin, il aurait pu se contenter de ses cartons à lui, plutôt que d’imposer tout son bordel dans les affaires des autres.
Bon. C’était stérile, de s’énerver pour des broutilles pareilles. Je jetai un dernier regard de hargne au boucan contenu dans ces boîtes et m’installai dans le lit.
Etendue de tout mon long sous l’épaisse couverture, mes bras vinrent se croiser sur ma poitrine. La main droite cramponnée au coude gauche, la pupille dilatée, les paupières grandes ouvertes, mes yeux étaient alertes. Je contemplai le plafond, en inspectai chaque imperfection : je ne voulais pas sombrer à nouveau dans le sommeil. Je sentais combien mon corps pesait, et comme la fatigue m’enduisait, mais je luttai tout de même. Et si je me laissais aller, uniquement pour retourner dans les bras d’un monstre ? Et si, comme la nuit précédente, je fermais les yeux pour les rouvrir sur des proches agonisant, des paysages dévastateurs ou des catastrophes en tout genre ? J’étais lasse de visiter l’hôpital chaque nuit.
Mais, évidemment, le sommeil finit par s’imposer, et je rendis les armes.

Ce coup ci, je savais que la réalité alentours n’était qu’onirique. J’avais conscience du profond sommeil dans lequel mon corps était plongé, mais mon esprit ne savait se détendre. Ce fantasque ne me laisserait donc pas m’oublier. Allongée dans mon lit, dans mon lit, je forçais sur mes paupières, les plissais de toutes mes forces et tentais d’effacer ces images inéluctables. Mais rien n’y faisait. Et pour la seconde fois en un unique sommeil, au creux de ce matelas, je rendis les armes.
Les formes se dessinèrent d’elles mêmes. Ce qui me sembla d’abord vague s’étendit en d’interminables branches noires comme la suie. Même les feuilles que mon cerveau improvisait étaient dépourvues de toute nuance de couleur. Je distinguai, un peu plus à droite, une silhouette. Elle s’approcha, et je m’aperçus qu’elle était percée par le jour çà et là : il s’agissait d’un squelette. 
Je compris dans un sursaut. C’étaient les formes que j’avais dessinées, quelques heures plus tôt. Sous mes paupières, mes pupilles se dirigèrent vers la gauche. Des points noirs clignotèrent. Ils formaient une droite. Ils s’épaississaient soudainement un à un, dans un long dégradé de diamètre. Je les assimilai à l’horizon. Je déduisis donc que cette grosse trace ovoïde, derrière, devait représenter le Soleil.
Subitement, tout disparut. Et j’affrontai, à nouveau, le noir le plus complet. Je priai que la lumière revint, remuant mes iris fébrilement, à la recherche de la moindre lueur. Je finis par en apercevoir. Si mince, que j’eus pu la manquer. Je décidai de m’en approcher. Elle grossit et s’intensifia, jusqu’à devenir suffisamment consistante pour que je n’aie plus peur de la voir s’évaporer brusquement.
La lueur était jaunâtre. Presque orangée. Elle dégageait une chaleur impressionnante. Ce coup ci, ce devait être un astre. Comme il était imposant, si beau, si chaleureux ! Dans une once de dégoût, je remarquai qu’une file de fourmis s’engouffraient dans la sphère. Ces dernières semblaient malades, marchaient avec difficulté ou étaient amputées d’une antenne. Dès que l’une des congénères s’engouffrait dans la boule, elle se consumait dans un crépitement doucereux.
Je m’approchai davantage. Et manquai de dégobiller. Qu’était-ce donc, que ces bestioles transportaient ? Non… Ce ne pouvait être… Ses grands yeux bleus… Je voulus hurler, mais je n’avais pas de corps. Contrairement à ces êtres que les monstres minuscules mais incroyablement puissants mordaient de leurs mandibules infâmes. Le corps de Betty se balançait de haut en bas au rythme des pas innombrables qu’effectuaient les multiples pattes de cette immondice. Mais elle n’était pas la seule. Chaque satanée bestiole transportait un corps. J’aperçus les cheveux caractéristiques parce que longs, sales et emmêlés, d’Emile, ceux de Marie, d’un blond époustouflant. J’eus pu rire de l’irréalité de la scène, si elle ne m’avait pas semblée tellement menaçante.
Je m’aperçus alors que deux grands rideaux encadraient l’entrée de l’étoile qu’utilisaient les monstres gluants. Et je compris.
Mes amis, et bientôt ma famille, tous mes proches étaient là. Et ils empruntaient le chemin élégant et hostile de la Mort.
Je n’ai jamais su si ce mot prenait une majuscule. Parce que, techniquement, c’est un nom commun. Mais il signifie tellement… ne lui doit-on pas toute notre considération ? C’était cela qu’incarnaient les rideaux, épais de poussière et de rêves déchus. J’entendais les rires de Maman, Papa ou d’Alexis, chevauchant des insectes ou broyés par leurs armes redoutables, tous fatalement conduit vers la fenêtre des univers, vers ce nouvel infini.
J’avais omis, jusque là, de m’intéresser à l’environnement que traversaient les créatures. Je vis, sous leurs griffes crochues, des champs piétinés et croupissant sous la neige boueuse. Le paysage était aride, mais atrocement froid. Et incommensurablement blanc. Aussi loin que l’œil pouvait distinguer, tout n’était que désolation, hostilité et aigreur glaciale.
Mais l’astre, là, en plein milieu du monde, éclairait tout.
La dernière bête transportait, sur son thorax, un siège moelleux et attrayant. Sur son abdomen se tenait, résignée et acerbe, une femme que je n’avais jamais rencontrée.
« Monte. », me souffla-t-elle, remuant à peine les lèvres.
Incapable de freiner mes gestes, mes mains allèrent d’elles mêmes agripper les poils drus de l’immense fourmi, et j’escaladai la patte postérieure droite. Le femme me tendit la main pour m’aider à atteindre le sommet de l’insecte. Je la contemplai un instant. Vêtue de vernis noir, cette dernière était douce, fine, séduisante. Je l’agrippai.
Je m’installai tant bien que mal sur le siège.
- Comment t’appelles-tu ? demandai-je.
- La vraie question, c’est « Qui es tu ? ».
- Qui es tu ? insistai-je, bée.
- Toi, affirma-t-elle.
- Quoi ?
J’avais du mal entendre.
- Oh, non, tu as très bien entendu, me contredit-elle. Je suis toi.
- Ca ne veut rien dire. Je suis en plein rêve.
Elle haussa les épaules. La chaleur de l’astre s’accroissait à mesure que nous en approchions.
- Je devrais peut-être descendre, me suggérai-je à haute voix, effrayée de voir les écailles de la créature devant nous exploser dans un crépitement silencieux puis s’évaporer dans une épaisse fumée.
- C’est ton choix, Lula. Au pire, tu remontes un peu quand tu veux.

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