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Chapitre 7

 

 

Marta. Ce nom m’est apparu comme une évidence. Marta la colère, Marta la haine, Marta la rage. Marta pour le marteau. Pour le marteau que j’ai saisi pour éclater mon crâne contre le carrelage. Mais je me suis trompée, et j’ai visé le genoux.
Je ne savais pas que les bleus pouvaient laisser des cicatrices. Je l’ai appris à mes dépens ce soir là.
J’ai reposé le marteau horrifiée, les mains tremblantes. J’ai relevé le tissu mince de mon pyjama, ai contemplé ma peau rouge sous le choc, et je suis restée immobile, ainsi, cloîtrée dans la salle de bain, au bord des toilettes.
J’ai du vomir, au vu du goût immonde qui salissait ma bouche quelques instants plus tard. Et j’ai pleuré, pleuré encore, pleuré comme un môme, pleuré jusqu’à avoir asséché mon maigre corps.
Qu’est ce que foutait ce marteau à côté de la baignoire, aussi ? Hein ? Que foutait-il ici ? Pourquoi n’était-il pas dans sa caisse à outils ?
C’est ainsi que tout a débuté, ou que tout a commencé à s’achever. J’ai fini par me relever, et aller contempler mon teint pâle dans le miroir. Mes joues, d’ordinaires bombées, étaient creuses. Creuses comme jamais. Depuis combien de temps avais-je cessé de me nourrir convenablement ? J’aurais été incapable de le dire. Un mois, peut-être deux.
Je ne me reconnaissais plus. Qui était-ce, sous ce drap sale, qui étaient-ce, ces yeux dans la vitre ? Qui était-ce, qui me contemplait de cet air si désespéré ? Moi ? Lula ? Debbie, peut-être Marta. La tristesse me convainquit : il s’agissait de Debbie. Debbie, la tristesse. Marta, la colère. Et Lula, perdue, vide et anesthésiée, dans les vapes, le cœur retourné et l’esprit perverti.
Lula volée, Lula déchue, et par dessus tout, Lula perdue.
J’agrippai mes pommettes. Ma respiration s’accéléra et mes pupilles se rétractèrent. Mon souffle était rauque, bruyant, et oppressant. J’eus le vertige. La tête me tourna, et je me rassis.
Il était à peine midi, mais j’avais l’impression que trois nuits auraient pu s’écouler depuis mon réveil.
Je bus un bon litre d’eau, puis préparai mon sac de cours. Je ne pouvais pas me laisser aller comme ça. Je ne pouvais pas laisser mon drap déraper ainsi. Mon drap.
Car ce visage, ces traits, ces mains, ce n’étaient pas moi. J’ignorais ce dont il s’agissait, mais j’étais certaine que quelque part au fin fond de ce crâne se cachait mon esprit, recroquevillé et assommé par les années. Le drap de mon corps recouvrait un joli bordel de souvenirs disgracieux et de pensées sordides. Ce ne pouvait être moi, ce ne pouvait être Lula. Lula est heureuse, Lula est joyeuse, Lula va bien. Déduction logique, donc, quelque chose s’est emparé de ma carcasse. Pas vrai ?
Je retournai à la contemplation de mon genoux. Les jours suivant, il devint jaune, puis bleu, puis un mélange verdâtre des deux. Il m’arrivait de le caresser et d’appuyer dessus, juste un instant, pour ressentir, à nouveau, la jouissance que procure la douleur vive et brutale de la blessure.
Les jours recommencèrent à s’écouler sans accroche, mais je savais que ce coup de marteau, lui aussi, n’était que le début de mes malheurs.
Je le réalisai pleinement lorsque quelques temps plus tard, une sorte de crise s’empara de moi. Marta hurlait, Debbie criait, mais le plus douloureux, c’étaient sans doute les gémissements opprimés de Lula. Je tremblais comme jamais, les membres secoués de tressaillements et les muscles crispés.
Il fallait que cela cesse. Alors, le plus naturellement du monde, j’ai décroché ma ceinture et l’ai portée à mon cou. Ca n’a duré qu’une minute. Pas suffisant pour laisser des traces. Mais ça m’a incroyablement calmée.
Je me suis étranglée, j’ai encerclé ma nuque avant de serrer la sangle et l’extrémité de la ceinture. Je devins toute rouge, mais je ne lâchais pas la corde. Je persévérai, jusqu’à ce que je sente mon pouls suffisamment ralenti et ma respiration calmée.
Puis je replaçai ma ceinture et m’en allai.
La salle de bain devint mon repère, le lieu de tous mes problèmes, mais surtout de toutes les solutions malsaines. Je m’installais à la fenêtre pour fumer en cachette, puis j’aérais, et vaporisais un parfum dans la pièce. Rien de suspect ne suintait.
J’enchainais les cigarettes, les coups de marteau, et bientôt, je me mis à me griffer. Rien de bien inquiétant, mais lorsque je partais en crise, je grattais ma peau. Ca ne saignait pas.
Quelques jours plus tard, j’ai appris que Chloé et Quentin sortaient ensemble. Quentin, mon Quentin. Ce fut la goutte d’eau de trop. Et s’en est suivi une nouvelle crise, une nouvelle folie, un nouvel instrument. J’ai farfouillé longuement dans la boîte avant de le trouver. Le cutter.
Ce coup ci, ça a saigné.
Je me suis déshabillée, le bleu avait presque disparu. puis j’ai libéré la lame en tournant la molette. 
« Tu aimes jouer la torturée, tu te complais dans ce rôle de pauvre fille, Lula, n’est-ce pas ? »
J’ai appuyé la lame contre ma cuisse.
« Le monde te prend en pitié. Chacun leur tour, tu les fais s’asseoir sur une chaise bancale pour subir tes longs discours. Mais tout cela n’est qu’hypocrisie, n’est-ce pas ? »
Une larme a percé a travers mes cils fermes et clos.
« Allons, regarde ta vie en face et ouvre tes putains d’yeux ! »
Et j’ai tiré un trait.
« Tu disposes d’un joli toit et de proches qui t’aiment. »
Betty, Quentin, Marie, Emile, Paul, Alexis, Papa, Maman. Pense à eux Lula, pense à eux… Quentin et Chloé. Mais putain, Quentin et Chloé !
« Enfin, d’après ce qu’ils disent. Après tout, qu’est ce qu’ils peuvent bien te trouver, tous ces gens, hein ? »
Je sentais la rage s’insinuer en moi.
« Tu dois être consciente de la quantité d’étiquettes qu’on pourrait placarder sur ton front, non ? « bornée », « grossière », « torturée », « triste », « entêtée », « illogique ». Tu n’es même pas foutue d’avoir confiance en toi. »
J’ai tiré un second trait dans un gémissement pitoyable.
« Tu n’es pas seule, tu es moins que ça. Tu ne peux pas même compter sur toi-même. »
J’ai lâché la lame et agrippé ma tête entre mes deux mains.
« C’est vrai qu’avec ce paquet de tares, ils doivent en dire des saloperies sur toi, dans ton dos. Pauvre de toi. »
Elle n’arrêtait plus.
« Tu sais qu’en étant aussi imparfaite, c’est pas en t’apitoyant sur ton sort que tu inspireras la sympathie de ces imbéciles. De toute façon, pourquoi aurais-tu besoin de leur sympathie, hein ? Tu n’as pas besoin de sympathie. Tu n’as besoin de personne. »
J’ai ouvert deux grands yeux hargneux.
« Ils ne font que contribuer à ton agonie. Les Hommes te tuent. Tous ces sentiments à la con, ils t’empêchent de t’épanouir, ils t’empêchent de vivre. Ce monde la ne t’aime pas, Lula. »
Et j’ai hurlé.
« Arrête, arrête Marta, je t’en prie… ça suffit… »
« Haha, tu n’es bonne qu’à ça, implorer. Pleurer, parler, supplier, tu n’agis jamais. Quand est ce que tu comptes te réveiller ? Quand est ce que tu comptes prendre les choses en main ? Hein, Debbie, quand est ce que tu comptes te mettre à vivre ? »
Je serrai ma tête comme jamais. « Ca suffit, pensai-je. Ca suffit, sortez de là, stop, s’il vous plait… »
Je m’adossai contre la porte. Mes mains allèrent fouiller dans mes cheveux et les tirèrent par poignées. Je geignais, le souffle rauque. Mes pieds longèrent le mur et frappèrent le carrelage de toute la violence qu’ils contenaient. Je fermai les paupières. « Calme toi, Lu, respire. Inspire, expire, calme toi », chuchotai-je. Je finis par retrouver mon sang froid. Mes mains cessèrent de trembler, mes doigts s’immobilisèrent. Je me recroquevillai sur le sol, et les larmes débordèrent. Je restai ainsi étendue en chien de fusil jusqu’à ce que la fatigue et le sommeil me submergent et m’engloutissent.

Un jour, en rentrant du travail, Maman a découvert que je passais mon temps enfermée dans la salle de bain. C’est là qu’elle a compris que quelque chose déconnait sérieusement, et qu’elle a décidé de m’envoyer consulter. Elle a crié « Lula mais ça ne va pas ! Qu’est ce que tu fous là dedans toute la journée, hein ? Ca suffit, ça suffit ! » et elle a conclu son bref monologue par un « je crois que tu as besoin d’aide. Entre ça et tes notes médiocres, ça ne peut plus continuer. »
Elle avait donc fini par comprendre. Quoique sa compréhension fusse un peu décalée, un peu centrée sur des détails superflus de mon mal être, l’idée qu’une aide soit nécessaire avait enfin traversé son esprit. Car n’était-ce pas ce que je recherchais, à travers ces longues nuits d’insomnie et ces heures passées à charcuter ma peau ?
Je repensais sans cesse à Quentin, Quentin qui m’avait pourtant tellement laissé entendre qu’il m’appréciait, à tel point que je m’étais éprise de lui. Que j’avais cru avoir ma chance. J’ignorais si j’avais compté la saisir, cependant. Comme Marta me le suggérait si explicitement, je n’étais pas du genre à agir.
Mais pourquoi partaient-ils donc tous ainsi ? Les uns après les autres ?
Mamie est morte une semaine plus tard. En cet instant, je ne me rappelle même plus de quoi. Mon esprit est bien trop embrouillé.
Et ils tombaient tous, tous, tous. Charlie, le grand Charlie était parti, suivi de près par quelques amis, puis Judith, Judith ma chère cousine - on n’était pas si proche mais combien elle me manque, Judith avait suivi la route qu’emprunterait plus tard Mamie ; dans un vulgaire accident de la route ; puis bientôt, Betty aussi m’avait abandonnée pour les bras du chevaleresque Paul. Et Mamie, Mamie crevée, Mamie kanée. Chloé, pour les bras de mon Quentin, mais putain, pourquoi partaient-ils tous comme ça ? Pourquoi, hein, pourquoi ?
J’ignorais à qui s’adressaient mes questions. Personne ne pouvait y répondre. Personne ne pouvait les entendre. Surtout pas le barbu dont on présuppose l’existence là haut dans le Ciel. Surtout pas lui.

Un mois plus tard, je me suis retrouvée la veille du rendez-vous. J'appréhendai le lendemain. A quoi bon traîner mon cul chez un thérapeute ? Mes problèmes n'avaient pas de source, donc rien a guérir. Pas de traumatisme douloureux ou de violence émotionnelle. Je n'avais rien à dire. Et je n'avais aucune envie de claquer la thune familiale dans des rendez-vous stériles et inutiles.
Je savais ce qu'il se passerait. Cette "madame Creuzet" essaierait d'effacer ma prétendue douleur, de remplacer mes idées révoltantes par des valeurs lisses et ternes, de dorer ma maigre personnalité avec des préoccupations illusoires et futiles. Elle manipulerait mon esprit pour me faire croire que ça vaut le coup de se battre et de rester. Mais, je savais que je détenais la vérité. Ils ne m'auraient pas. Pas vrai Lula ? Ils ne t'auraient pas.
Le rendez-vous me ferait manquer les cours de la matinée. Il était à quelques stations de métro.
Je jetais un coup d'oeil à ma montre. 01h27.
J'avais cessé de compter combien de temps de sommeil il me restait avant de m'endormir il y a bien longtemps. A la place, je passais mes nuits à me promener sur internet. J'arpentais des blogs, le regard vide. J'écoutais de la musique, ou lançais une série. Je savais rarement ce dont ce que je regardais traitait. Je me contentais d'occuper mes sens, pour que le temps passe plus vite. Il était déjà tellement long !
Vers quatre heures, je posai l'ordinateur au pied de mon lit.

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