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Chapitre 2

 

Un cri me tira de mes songes.
- Qu’est ce que tu fais ici !
J’ouvris des yeux endoloris. Visiblement, je m’étais endormie sur le balcon.
- J’ai du m’assoupir hier soir. Désolée, maman.
- Je t’interdis de monter ici, Lula. C’est dangereux. 
- Oui, désolée.
Elle sortit.
Je rentrai dans la chambre, toussai d’une gorge pâteuse et retournai dormir.

De nouveau, une voix trop forte.
- Lula, bon sang ! Il est quatorze heures !
Je m’étirai.
- À quelle heure tu t’es endormie ? T’es en vacances, mais ce n’est pas une raison pour te décaler autant. Allez, debout. J’ai besoin que tu ailles faire quelques courses.
Je baillai. Elle était sur le point de sortir, mais je l’interpelai.
- Maman ?
- Oui, ma chérie ?
- Comment va Mamie ?
Je remarquai le halètement de secondes qu’elle laissa couler avant de répondre.
- On va la voir tout à l’heure, avec Papa. Tu veux venir ?
- Non, merci, répondis-je immédiatement. J’ai déjà prévu quelque chose. Dites lui bonjour de ma part.
Nous aurions pu fêter ses deux mois de cavale, la semaine suivante. A la même occasion que ses soixante-dix ans. Cela faisait une soixantaine de jours que les médecins la baladaient d’hôpital en hôpital. Croisière infernale. Elle ne se plaignait pas, mais à chaque visite, son visage était un peu plus déformé par la douleur. J’évitais d’y penser. Mes peurs m’emmenaient bien trop loin. Je me souvenais de la première fois que nous lui avions été la voir. Elle avait séjourné une semaine à l’hôpital, six mois auparavant. Il me semblait qu’un siècle s’était écoulé depuis. J’avais tellement appréhendé son regard ! J’avais tenté de me la représenter, frêle et vulnérable, dans son torchon immaculé d’hôpital. Mais la réalité avait été pire que ce que j’avais pu croire. Comment aurais-je pu imaginer ce visage, blême et lâche, ces cheveux épars et tombants, sales, sur l’oreiller ? J’en avais encore des frissons. Et chaque entrevue n’avait fait qu’accroître mon malaise. Nous l’avions vu fondre… Nous avions découvert, une ou deux semaines plus tôt, une maigre carcasse. La quinzaine de jours ayant séparé nos visites avait suffi à nous l’ôter. La mâchoire constamment crispée, les dents usées et jaunies par les carences, les yeux globuleux au dessus de ces joues rétractées… Je secouai la tête, me levai et trottinai jusqu’à la cuisine pour me changer les idées. Je ricanai de l’association d’idées que je faisais naturellement. “Cuisine”, “changer les idées”.

Après être rentrée, les bras chargés de sacs, je m’asseyai devant l’ordinateur et décidai de rédiger un message à l’attention de Betty.

« Salut Bett !
Comment vas-tu ?
Ici, tout roule. Enfin, depuis que vous êtes tous partis, c’est un peu compliqué d’occuper mes journées. Ca faisait trois jours que je n’étais pas sortie hier ! Mais Quentin m’a proposée d’aller bosser. Grande joie, je te laisse imaginer…
Bon, j’ai encore le cul planté sur une chaise, derrière l’ordi, faut que je me bouge. Raconte moi comment ça se passe, la Toscane ! J’imagine que c’est très beau ?
Je t’aime ! Bisous,
‘Lu. »

Puis je retournai à mon inactivité. Mes pensées s’orientèrent, inlassables, vers Charlie. Ce coup ci, il était assurément arrivé à Naples. Il le scandait probablement déjà sur le net. Ah, s’il m’avait vue, assise à l’espionner du soir au matin ! S’il avait su ! Comment aurait-il réagi ? Je supposai qu’il m’aurait trouvée pitoyable. Il aurait été incapable de comprendre. Je n’aurais pu l’en blâmer. Comment gober qu’une pucelle mal dégrossie fermée sur elle-même puisse consacrer son âme à un inconnu croisé le temps d’une année ? Moins que ça, même. Une petite dizaine de mois. Encore, si j’avais été mignonne, peut-être m’aurait-il considérée différemment. Si j’avais été marrante. Intelligente. Particulière.
J’essayai de me rassurer : personne n’était particulier, de toute façon. Nous étions toutes semblables. Perchées sur nos talons, pour tenter de paraître plus grandes. Dissimulées sous nos fond-de-tein, pour tenter d’avoir l’air moins laides. Cachées derrière nos sourires, pour tenter de sembler moins seules. Ou alors, rien de tout ça. Pour tenter d’être différentes.
Peine perdue.
Sous nos masques, nous étions toutes les mêmes.
Je secouai la tête. Que me prenait-il, de penser ainsi ? Bien sûr que nous étions différentes ! Il n’y avait qu’à voir Marie ou Betty et moi. Elles regorgeaient de joie, j’étais emplie d’ennui. Non ? Je ne comprenais pas. D’ordinaire, j’étais enjouée, moi aussi. Décidément, il fallait que je sorte plus.

Le lendemain, Maman vint me tirer hors des draps de bonne heure. Elle ouvrit mes rideaux en chantonnant gaiement.
- Aujourd’hui, c’est samedi ! Aujourd’hui, c’est samedi ! La grasse mat’ est bannie, c’est comme ça dans la famille !
J’ouvris des yeux rieurs.
- T’es folle, M’man.
- T’es jalouse de mon talent, oui. J’espère que tu as su admirer mes vers heptasyllabiques. Allez, habille toi.
- Tu parles de vers !
- La poésie réside en chacun.
- Surtout en la grasse mat’, grognai-je.
- Non, non, non, non, non ! On s’habille !
Il était bon de la voir si gaie - les occasions manquaient.
- Pour quoi ?
- J’ai décidé de cultiver cette maison. Non que tu ne sois pas mûre, on va au musée.
- T’es nulle ! m’écriai-je.
- Pourrie, tu veux dire.
Je rigolai. Allez ! Elle m’avait motivée. J’enfilai un pantalon et nous partîmes.
Nous arrivâmes au Musée d’Orsay vers onze heures. Nous achetâmes nos billets et pénétrâmes, enfin, l’antre tant désirée : bien que mes oreillers me manquaient, cela faisait un certain temps que l’exposition sur Van Gogh m’avait interpelée. Ce poète torturé, qui étalait son âme sur une toile. Dans le musée, nous nous séparâmes. Toute la solitude nécessaire à l’appréciation de l’art douloureux m’était donc adonnée. Je m’arrêtai, surtout, en face de certains auto-portraits. Tous différents, mais tous semblables. “Comme nous”, murmura une voix quelque part entre mes lobes pariétaux et occipitaux droits. Les joies d’avoir un père médecin… Je revins à ces tableaux. Les outils de sa poésie en main, le peintre avait le regard perdu. L’être lui-même semblait ailleurs, au cœur de ces tourbillons infinis. Fondu dans le décor. Les yeux, tantôt clairs, tantôt sombres, dégageaient un air effrayant, ou effrayé. Fou, ou endolori. Perdu. “Comme nous tous…”
À une heure, nous allâmes déjeuner. Maman choisit un café en bordure de Seine. Nous mangeâmes en terrasse. Le Soleil était aussi éclatant que la semaine précédente. Éblouissant. Trop éblouissant. Nous discutâmes de l’exposition et des tableaux, et elle vanta de la dextérité avec laquelle l’artiste avait su manier le pinceau. Elle ironisa que celle ci n’arrivait pas à la cheville de son talent des rimes. J’esquissai un gloussement. “T’es irrécupérable !”, lui avais-je lancé. 
Entassées dans le métro parisien, il nous fallut près d’une demie heure pour atteindre notre station. Elle voulait aller s’acheter des fringues, j’en profitais pour la semer derrière moi. Nous convînmes de nous retrouver à la maison.
À peine arrivée, je me jetai sur le canapé et allumait la télé. Il n’était pas fréquent que j’agisse ainsi, mais perdre mon temps affalée comme une baleine sur une plage et à m’empiffrer de saloperies me manquait. J’ouvris donc un paquet de bonbons. Les grains de sucre pétillant enflammaient ma langue avant de fondre contre mon palais. Puis j’avalai ces friandises au goût chimique et travaillé. Pendant ce temps, mes doigts allaient et venaient sur la télécommande, zappant les chaînes les unes après les autres. J’attrapai une réplique de dessin animé, puis une de documentaire. Une de film, ou une de série. Je flânai, exaltée, choyant sur ces tissus emplis de plume. Drues, les plumes. Elles me piquaient le dos, là où elles pointaient le nez hors du coussin.
La porte claqua lorsque Maman rentra. Elle disparut dans sa chambre sans m’apercevoir.
Je finis par atterrir sur une émission à l’eau de rose. Elle me rappelait le bouquin que j’avais parcouru, au début des vacances. Il était question d’une femme qui racontait son premier amour. Elle avait quatorze ans, à l’époque. Quatorze. Comme c’est jeune, pour penser aimer. Je réfléchis. Je me souvenais de cette époque : guillerette, je rentrai à la maison après avoir passé la journée main dans la main avec Théo. “Amour de jeunesse”. Avais-je réellement été amoureuse ? Je ricanai intérieurement. De là, il m’était aisé de bifurquer sur l’éternel et cliché “Mais c’est quoi, l’amour ?”. Et puis, qu’est ce qu’une môme prépubère s’en va chercher dans un tel sentiment ? On nous dit qu’on a besoin d’amour, alors on a besoin d’amour. Je me demandai vaguement combien de gamines supplémentaires étaient, en cet instant, embrigadées dans cette douloureuse passion, puérile et inépuisable.
Le même procédé survenait souvent. “On nous dit, alors”. On nous dit qu’on a besoin des autres. Les films le scandent, et sur la toile, tous le braillent désespérément. Alors, on a besoin des autres. C’est valable pour n’importe quoi. On nous dit qu’il ne faut pas mentir, mais on sait que c’est un mensonge. La vérité doit être cachée. Parfois. Alors on ment. On obéit aux croyances de notre espèce, on agit comme ses frères et on pense comme ses sœurs. L’originalité n’existe pas en ce monde. Puisqu’on est tous semblables.
Un rire jaillit hors de mes lèvres.

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