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Chapitre 5

 

Je l’ai baptisée Debbie plus tard. Il m’a fallu du temps pour comprendre. Et pour accepter que cette voix qui résonne dans ma cervelle, ce n’est pas moi. J’ai souvent du mal à l’admettre. C’est ce que Johanne s’entête à me répéter. Que ce n’est pas ma faute.
Quentin me répondit que c’était le réalisme, qui était absurde.
- Lula, tu ne peux pas sciemment te battre contre l’espoir !
- Je ne me bats pas.
Je fuyais son regard, maintenant.
- Moi, j’y crois, affirma-t-il. Je ne crois pas au destin ou quoi, mais parfois, des incidents extraordinaires changent ta vie à jamais.
- C’est certain, répondis-je.
- Alors, tu y crois ?
- Non. Les incidents qui changent ta vie ne sont pas des miracles. Ce sont des incidents.
- Quoi, c’est l’aspect surnaturel du miracle qui t’embête ? Mettons le de côté.
Il insistait.
- Je te parle de miracle, d’évènement qu’on n’attend pas, et qui fait tout basculer, qui rend tout merveilleux.
- Rien n’est éternel.
Il eut l’air surpris.
- Là je ne te suis plus. Quel est le rapport ?
- Un miracle induirait une chance, mais une chance n’est une chance que si elle est considérable à l’échelle de ta vie. Et le bonheur n’est pas hasardeux, il se travaille. Ca n’a rien à voir avec la chance. Et, pour juger correctement d’un miracle, il faut avoir du recul. Savoir quelle tournure il prendra. Ce qui est beau aujourd’hui ne le sera pas forcément demain.
Ma voix dérailla sur la fin. Légèrement fâchés, nous regagnâmes le lycée, et la journée poursuivit son train. Les suivantes en firent autant. Une nouvelle routine s’installa.
Chaque jour, la sonnerie assourdissante de mon réveil me tirait d’un sommeil douloureux. Je grognais, passais mon corps sous l’eau brûlante de la douche, et enfilais un jean. Ensuite, retard oblige, je quittais la maison l’estomac vide. Puis je rejoignais le lycée. Chaque jour était un peu moins froid. Bientôt, le mois de mars tira sur sa fin, pour laisser place à avril. Nous rangeâmes nos pulls au fond des placards, et les chemises vinrent remplacer les couches épaisses de vêtements.
De longs moments s’étiraient sans que je ne daigne forcer un sourire. Betty ne se lassait pas : Paul par ci, Paul par là. Je me souvenais, mélancolique, des temps où nous rigolions ensemble de ses tentatives d’approche. Mais nous ne rigolions plus : cette activité était exclusivement réservée à Paul. Il ne fallait pas perdre un instant heureux avec lui, et je me coltinais toutes les baisses d’humeur de la douce Betty.
Durant quelques semaines, nous nous rendîmes régulièrement à la piscine. Nous faisions quelques longueurs, puis nous discutions, profitant du jaccuzzi de l’établissement municipal. Nous finissions nos séances de sport par quelques tours de toboggan.
Un week end prolongé nous donna l’occasion de passer quelques soirées ensemble. Émile et Quentin tenaient à faire un bowling, et Marie et Betty voulaient absolument aller au ciné. Nous conclûmes donc de nous retrouver au bowling en fin d’après midi, puis de dîner rapidement avant de s’installer devant l’écran géant.
Lancer de lourdes balles et renverser les quilles ne m’amusait pas tellement, je préférai donc rester assise à les regarder jouer. Nous mangeâmes au fastfood. Après avoir englouti une lourde quantité de frites, je ne pus m’empêcher d’en picorer dans l’assiette des autres.
Nous prîmes la route du cinéma. Nous discutâmes encore quelques temps assis à s’empiffrer de pop corn, puis les pubs commencèrent, avant de laisser place au film.
Je ne m’étais même pas renseignée sur ce que nous étions venus voir. Les images défilaient sans que j’y prête attention. Je fis un effort et me concentrai sur le film, mais rapidement, mes pensées dévièrent. J’accordai un regard à la rangée à mes côtés : ils avaient tous les yeux rivés sur l’écran. Betty reposait sa tête sur les épaules de Paul. Je vis que Marie était mal à l’aise, coincée entre Paul et Emile. A l’extrémité de la file, Quentin grignotait des bonbons. Il sirotait un jus, comme toujours.
Je tournai mon visage vers l’écran. C’était bien américain. L’action battait son plein. Pas comme dans ma vie. Le personnage principal perdit son meilleur ami, et secourut son amante. L’intrigue reprit, quoiqu’assombrie par la vision biaisée parce qu’endolorie du héros. Mais l’aventure ne m’envoûtait toujours pas. J’avais fini mes pop corns. Mon portable n’avait plus de batterie. Alors, que faire ?
Voilà que ça me reprenait. Je le réalisai avec une once d’horreur. Ça me reprenait. Je voulus anticiper, et penser à tout ce que mon esprit tourmenté me ferait subir : nous étions tous semblable, Betty ne pensait qu’à elle, Charlie était loin. Mais ça ne suffit pas.
Parce que si nous étions tous semblables, cela signifiait que nous étions aussi substituables. Remplaçables. Banals. Nous étions tout et n’importe quoi, mais pas essentiels.
Quentin habitait près de chez moi. C’était pour ça qu’il me raccompagnait, à chaque fois que nous sortions. Ce soir là, il commentait le film que nous venions de voir, mais ses phrases entraient par mon oreille droite pour sortir par la gauche. J’acquiesçais bêtement. Je l’entendais jacasser, mais n’avais aucune idée de ce qu’il scandait. Lorsqu’il cria mon nom, je repris mes sens.
- Lula !
- Hein ? fis-je, surprise.
- Qu’est ce qu’il t’arrive ?
Je m’arrêtai. Nous étions arrivés devant chez moi. Je tournai un regard envieux vers la fenêtre de ma chambre, mais Quentin comprit.
- Non, tu vas pas rentrer comme ça. Ça suffit. Viens sur le banc.
Il m’agrippa le poignet et m’entraîna de l’autre côté de la route. Nous nous assîmes.
- De quoi tu parles ? demandai-je, avec le regard le plus innocent que je puisse fournir.
- Enfin, joue pas à ça. Tu ne me laisses jamais monologuer.
- Je suis juste fatiguée.
Je lui souris.
- T’es pas super convaincante.
C’était donc sa spécialité : insister.
- Je t’assure, il n’y a rien. Rien de concret.
- C’est à dire ?
Décidément. Il n’avait pas prévu de lâcher le morceau.
- C’est à dire que j’ai pas le moral parce que je suis fatiguée, tout simplement. Sinon tout va bien.
- Mouais.
- J’évitais son regard. Mes pensées divaguaient toujours. Je n’arrivais pas à me concentrer sur la conversation.
- Et toi ? risquai-je.
- Ca va super. J’ai eu un rencard.
Retour brutal à la réalité.
- Ah ?
J’ignore s’il a jamais saisi le tressaillement de ma voix.
- Oui. Tu sais, la fille dont je t’avais parlé ?
- Elle n’avait pas un copain ?
- Si. Mais bon. On s’est vus quand même. On a bien rigolé, si tu avais vu son sourire ! Elle est incroyable.
- Vous vous êtes… ?
- Non. Enfin, en fait, c’était un peu ambigu, cette soirée. On s’est fait la bise au moment du au revoir, mais j’ai senti dans son regard qu’elle a hésité, je crois.
- C’est génial.
C’était génial. Génial.
Nous avons discuté encore quelques temps, puis il rentra chez lui. Je fis de même. Je vérifiai qu’il avait bien quitté la rue, puis je m’effondrai. Comme il m’envoûtait, avec ses rictus, ses regards pénétrant, ses questions intéressées. Il était si tactile ! Sur le banc, il m’avait agrippée la main d’une poigne ferme. Un frisson avait parcouru mon échine. Une larme s’échappa de mes paupières. Enfin Lula, qu’est ce que tu espérais ! Ça faisait longtemps que j’avais conscience que mes espoirs n’étaient qu’illusoires. Quelle connerie. J’eus une pensée pour la conversation que nous avions eu plus tôt, à propos des miracles. Un sourire rancunier se dessina sur mon visage : Quentin n’était-il pas qu’un énième exemple de cet irréalité du bonheur ? Puis je compris quel évènement avait amené le sujet sur la table. Il avait sûrement pensé à elle.
Je me sentais pitoyable, mes lèvres se déformèrent, et les gouttes d’eau salée les rencontraient comme des obstacles sur le trajet sans retour de mes yeux au plancher.
Et puis, qu’aurais-je pu lui répondre, lorsqu’il m’avait questionnée ? Tout allait bien. J’étais entourée, soutenue. Tout allait bien. Mais j’étais incapable de savourer cette vie. Je voulus appeler Betty, mais elle passait la nuit chez son amoureux. Peine perdue. Ils étaient sûrement bien trop occupés.
Je gagnai le rebord de ma fenêtre et y installai un oreiller. Je m’assis. J’essuyai mes joues du poing et tentai de chasser Quentin de mes pensées. Ses questions avaient éveillé quelque chose en moi. Alors je songeais, tentant d’interpréter mon désespoir des dernières semaines. De le comprendre.
Il était vrai que je souriais moins. Mais j’étais fatiguée. Je ne dormais assurément pas assez. Alors que mon réveil m’imposait de longues journées démarrant à sept heures tapantes, mon esprit ne se relaxait pas, le soir, à moins d’être à bout de souffle. A moins de mourir d’épuisement.
Mes insomnies avaient commencé durant les vacances. Je ne parvenais pas à me laisser aller. Chaque nuit, le même enfer se répétait. Je m’acharnais pourtant à me glisser sous la couette avant minuit, mais mes paupières se rouvraient sans cesse. Souvent, je pleurais un peu. Silencieusement. J’étais à la merci de ma cervelle. J’entendais un bip à chaque heure qui s’écoulait. Il m’en fallait deux ou trois avant de sombrer.
Mais nulle nuit n’avait préparé la suivante. La sonnerie du réveil me tirait hors de mes songes instantanément. Épuisée, je le repoussais, mais il fallait bien que je finisse par sortir du lit. A force de les tester, j’avais compris que les profs me refusaient au delà de cinq à sept minutes de retard, alors chaque jour, je quittais mon domicile en me laissant un intervalle savamment calculé afin d’arriver pile à temps pour être acceptée en cours. La fatigue dirigeait mon moral, m’imposait des humeurs irrégulières, m’assiégeait d’émotions instables.
C’était donc effectivement cela : tout allait bien, mais j’étais fatiguée. La pluie qui s’abattait sur la région depuis des semaines et sans aucun répit ne devait pas aider non plus.
Le Soleil finit par revenir. Betty et Paul passaient tous leurs dimanches dans Paris. Ils arpentaient des ruelles romantiques, faisaient les boutiques. Un vrai couple de fashion victims. Petit à petit, Betty suspendit nos séances de sport à la piscine. J’allais nager seule, noyer mes pensées et les tuer à coup de chlore dans la gorge. Même si je n’étais pas des plus doués, j’adorais nager. Marie consentit à venir avec moi, parfois. Mais elle n’aimait pas ça. Du coup, je finis par accepter mes séances de natation seule avec moi-même.
Un beau jour, j’étais immergée dans l’eau jusqu’aux épaules. Je pinçais la peau de ma main. Ce tic s’était imposé à moi sournoisement, sans que j’y prête attention. J’observais une bande de gamins du coin de l’œil. Ils jouaient dans le petit bassin, tous en slip, à balancer leurs minis bras épais de haut en bas. Autour du bassin, un troupeau de femmes trempait leurs jambes. Elles avaient tous le même air béat sur le visage : elles surveillaient leurs gosses.
J’essayai d’imaginer la vie des enfants. Ils devaient râler chaque matin, lorsqu’on les forçait à abandonner leurs parents derrière la grille de la maternelle. Puis ils passaient la journée à faire des collages ou à peindre les murs de leurs petits doigts dodus, à plaquer leurs paumes contre le papier peint. Puis, après la garderie, les parents, baby sitter ou frère et sœur devaient passer les chercher, les aider à s’engraisser, les abrutir devant la télé et les laisser s’endormir paisiblement à huit heures du soir.
Ma vie avait du ressembler à ça, autrefois. Ils étaient mignons, avec leurs grosses jambes toutes potelées. J’eus un rictus nostalgique. Eux jouaient sans limite, mais je devais rentrer travailler. Le lycée contrastait quand même pas mal avec la vie d’un gamin qui n’avait même pas atteint la demi douzaine.
Je me demandai vaguement ce que ces petits êtres allaient devenir. Qu’ils étaient inconscients, à cet âge ! Seraient-ils des coureurs de jupons, des minables manipulés, les manipulateurs eux-mêmes, ou seraient-ils victimes de l’injuste aléas du désespoir ? On ne pouvait pas les mettre dans des boîtes. Ce qui signifiait probablement qu’on ne pouvait pas m’y mettre non plus. Mais l’étiquette « triste et solitaire » me convenait tellement !
C’était ce que Betty m’avait dit. Qu’elle me trouvait « palôte », « tristoune », « moins bavarde », et « discrète ». Puis elle m’avait craché la fumée de sa cigarette au visage.
Betty s’était mise à fumer en même temps qu’Emile. A la fin d’une soirée, ils avaient trouvé un paquet de clopes que quelqu’un avait oublié. Pour rire, ils s’étaient provoqués à en allumer une, et Betty était tombée dans le piège. Emile avait trouvé la taf débectante, alors il avait filé la cigarette à sa compagnon de conneries. Elle avait toussé un peu, en prétendant que c’était agréable. Paul, lui, les avait regardés en rigolant. Cela faisait deux ans qu’il avait arrêté de fumer. Moi, je trouvais ça stupide. Betty n’avait pas besoin de fumer, d’arracher ses poumons, de puer le tabac froid, et de risquer le cancer. C’était complètement con.
Je lui avais répondu que je ne voyais pas ce dont elle parlait, que tout allait bien, que j’étais juste un peu fatiguée. Bref, le ramassis de conneries que celui que j’avais sorti à Quentin. Ensuite, Betty m’avait demandée si je pensais toujours à Charlie. Au fond de moi, j’eus honte de devoir admettre que non. Charlie m’était sorti de l’esprit, ces derniers temps. Mes idées étaient obnubilées par l’ambiguïté que prenait la relation entre Quentin et moi.
Il me racontait ses amourettes, mais elles stagnaient. Par conséquent, c’était avec moi qu’il partageait tout. Nous parlions souvent des heures au parc, nous déjeunions ensemble, il m’appelait au besoin. Il me rendait sereine, et je finis par lui avouer que mon état ne s’améliorait pas. J’ignorais pourquoi j’étais si triste. Peut-être que la violence de Théo, qui ne remontait qu’à quelques années, m’avait traumatisée. Peut-être que c’était pour ça que j’étais si stressée. Je l’avais croisé dans Paris, en janvier, près des Champs Élysées. Il était sur le trottoir d’en face, mais je n’avais pu m’empêcher de courir me réfugier dans un bistro. Quelques tasses de chocolat chaud, et j’avais osé repartir.
Les jours passaient, et mes pensées continuaient à m’assiéger. Je sortais moins. Mes séances de natation s’espacèrent pour laisser place à des mercredis après-midi passés au fond du lit, volets fermés, à rattraper mes lacunes de sommeil.
Je rentrais de cours épuisée, entre dix-sept et dix-huit heures, m’allongeais cinq minutes, puis on m’appelait pour le dîner, à vingt et une heure. Et trois heures de ma journée s’éclipsaient ainsi. Puis je réalisais que j’avais du boulot, des devoirs surveillés ou des exposés à présenter, et je passais la nuit à m’acharner vainement sur un travail que je finissais par bâcler. Sans Wikipedia, mes notes auraient assurément été divisées par quatre, et non pas seulement par deux. Mais personne n’intervint, personne ne s’inquiéta. Moi non plus. Je n’avais jamais eu de problèmes scolaires, alors ma mère ne soupçonnait rien. Nous n’avions qu’à attendre le bulletin avant qu’elle ne réalise que le redoublement ou l’exclusion me guettaient.
Le réveil devint une torture. Je ne l’entendais pas tout le temps. Des matinées de cours sautaient comme ça. J’interceptais les lettres d’absence, et falsifiais d’hypocrites lettres d’excuse. Mais qu’importe. Tout cela était superflu. N’importe qui pourrait devenir avocat, enseignant ou caissier. Ils n’avaient pas besoin de moi. Et je ne voulais pas d’eux.
Au début, mes résultats scolaires firent rire Quentin : nous avions enfin le même niveau, puis, il était capable de m’assener cinq à six points par contrôle. Alors, il s’inquiéta, me dit qu’il fallait me reprendre, que les brillantes études que j’avais toujours souhaitées me passaient sous le nez.
- Mais je m’en moque ! lui avais-je confié.
- Quoi ?
Il semblait abasourdi. Lula, se ficher de l’école ? Mais où était cette gamine fervente détentrice de l’apprentissage que permet le lycée ?
- Je ne veux pas de cette vie toute tracée, préconçue pour ceux qui sauront gober l’appât et s’engouffreront dans cette spirale infernale où ton existence est régie par ce que tu peux apporter à la société.
- Arrête tes conneries Lula, ce n’est pas parce que tu bosses en ville que tu n’es qu’un pion. Toute cette machinerie te permet aussi d’avoir accès aux loisirs, de te prélasser l’été à la plage sans te soucier d’aller chasser ton dîner !
- Je refuse de vivre encore soixante ans à goûter ce que d’autres ont créé. Tu te rends compte ? Tu crois vraiment que ce mode d’existence nous permet d’apprendre à connaître le monde ? On n’y capte rien ! Toutes ces expériences qu’on nous sert sur un plateau ! Tes repas servis tout prêts, ta maison conçue par des professionnels… Nous ne faisons rien par nous mêmes !
- Mais Lula on peut pas être spécialisés en tout !
- Non, mais plus qu’une chose, ça te semble plausible ? Parce que c’est ce qu’induit un métier. On ne sait faire qu’une seule et unique chose. La même activité toute sa vie, pour ne pas en tester d’autres. Mais comment découvrir et goûter à ce monde si tous les évènements qu’on pourrait y traverser sont anticipés ?
- Tout n’est pas antici…
- Quentin, on scande partout que le plus important dans la vie, ce sont les passions, mais comment veulent-ils qu’on s’en découvre, s’ils ne nous laissent jamais toucher à divers domaines ? L’expérimentation de nos éventuelles passions nous échappe, et comment veulent-ils qu’on trouve un intérêt ici bas, si on ne touche pas à ce qui pourrait nous en fournir ?
- Attends, on parle de quoi là ? De prendre ton existence en main en t’assurant un avenir agréable, ou de passions pour s’épanouir ?
- Des deux.
- Lula, bosser un peu et amasser de la thune ne t’empêchera pas de vivre ni de t’épanouir. Ca ne fera qu’assurer tes derrières, assurer à tes gosses une enfance agréable.
- Je ne veux pas de gosses.
- Ah bon ? Pourquoi ?
- C’est égoïste.
Il rigola.
- T’es pas sérieuse ? dit-il.
- Si.
- Va falloir que tu m’expliques ça, parce que là, je ne te suis plus.
S’il y tenait.
- Le gamin n’a rien demandé. Il est heureux, dans le néant, et voilà que tu lui imposes de naître.
- Comment veux-tu que le gamin soit heureux s’il n’existe pas ?
- Tu joues sur les mots, défendis-je.
- Non, je suis sérieux. Si le gamin n’existe pas, il ne ressent rien, pas de bonheur, rien. Alors qu’en lui accordant la chance de « goûter à ce monde », comme tu le dis si bien, tu lui permets de vivre et de découvrir tant de bonnes choses ! La joie, l’amitié, l’amour, l’humour…
- Exister n’est pas synonyme de bonheur, intervins-je.
Quentin ne répondit pas, cette fois ci. Il devait se lasser de mes réponses toujours plus négatives, mais il s’acharnait bravement à scander qu’il y avait du beau. A croire qu’il passait ses journées avec de jolies lunettes roses sur le pif. Comment pouvait-il être tellement berné ? Comment pouvait-il ne pas voir tout ce qu’on nous ôtait, tout ce dont nous étions privés, à vivre comme des bêtes de foire et à passer notre temps à courir après les billets ? Nous ne savions pas ce que c’était que vivre. Nous n’étions que d’énièmes copies, semblables les unes aux autres, des pions sur l’échiquier de la société, les premiers sacrifiés pour que d’autres aient accès au pouvoir. Nous avancions toujours tout droit, et eux savaient sauter des cases, brûler les étapes ou revenir en arrière. Les pions ne savent pas faire ça. Ils vont toujours tout droit, case après case, et parfois, un pion en bouffe un autre, et change de voie.
J’étais un pion, et Debbie avait volé ma voie.

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