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Chapitre 9

 

Je ne cessais de repenser à ce soir là
- Tu te rends compte de ce qu’elle nous demande, Debbie ?
Voilà que mes monstres se parlaient entre eux. Je n’étais plus que spectatrice dans mon propre corps.
- “Pas lui”, n’est ce pas gonflé ? Le petit confort que madame a trouvé dans cette hypocrite bande de copains serait plus important que notre bonheur intérieur ? Et tu oses encore douter de l’égoïsme, l’égocentrisme et du désintérêt d’autrui ? “Pauvre petite fille”. Allons, ouvre les yeux ! Tu t'apitoies sur ton sort, tu broies du noir, et quand enfin tu trouves une source d’épanouissement, on te demande de l’abandonner, “au cas où ?”
Elle n’avait pas tord.
Le lendemain soir, je sortis avec Emile et Marie. Les autres étaient partis ou avaient un empêchement. Pour une fois, la soirée fut vraiment sympa. Je rentrai vers deux heures du matin, après un resto et quelques heures à rire chez Emile.
Le sourire encore cramponné à mes lèvres, je fermai discrètement la porte. Je me dirigeai vers la cuisine, sur la pointe des pieds. “Un verre d’eau et au lit”, m’étais-je dit. Mon regard croisa les restes du dîner de Maman et Alexis. Poulet, pâtes et ratatouilles. Dans la conception de repas copieux, ils savaient donner. Il restait une cuisse et du blanc de poulet, et un bon bol de chacun des accompagnements. J’hésitai un instant. Après tout, cela faisait des semaines que j’étais raisonnable… Le temps d’inspirer, j’avais sorti les trois plats de leur coin et les avais disposés sur la table. Je sortis une cuillère. Je m’attaquai goulûment aux légumes et aux pâtes, mélangeai savamment les deux. Je perdis le décompte des mouvements que mon bras effectuait jusqu’à ma bouche. Je finis par me lasser. Mon regard, noir, vif, chercha la viande. J’empoignai la cuisse et y plantai des canines redoutables. Je n’avais plus faim, mais je déchirai la peau de la pauvre bête, rongeai la chair jusqu’à l’os et finis par le mordiller, lorsqu’il ne resta plus rien à avaler. Je sentais mon ventre tendu sur cet estomac gonflé. Je fronçai les sourcils, et soufflai. Il était temps de ranger. Lorsque je relevai la tête, je fus abasourdie. Avais-je donc mangé si salement ? La sauce des légumes avait giglé du plat, le beurre laissé par les pâtes tombées du récipient jonchait la surface de la table. Mes doigts n’avaient pas été épargnés non plus. Le gras de la viande brillait sur ma peau moite. Je les léchai, un par un, et poussai un râle de contentement. C’était si bon. Il m’en fallait encore. J’ouvris les placards, à la recherche de ce qui me faisait envie. Ils n’avaient tout de même pas vidé les étagères ? Je tombai sur une vieille boîte de céréales. “Grains de blé soufflé au sucre et au miel”. Je m’attardai un instant sur les calories, mais ma langue commandait plus vite que mon esprit. Je plongeai le bras au cœur du carton. Dans ma frénésie, je fis tomber le paquet. “Lula bon sang !” ronchonnai-je. Les céréales se répandirent au sol. Je ramassai précipitamment la boîte. Je m’assis par terre, me demandant où la balayette était rangée. Instinctivement, cependant, mes doigts allèrent d’eux mêmes chercher les petites boules. Ces dernières accrochaient à la salive déposée sur mes mains, et je les engloutissais, une par une. Je léchai ma paume. Ainsi, les grains s’accrochèrent par dizaines. Bientôt, il ne resta plus rien sur le sol. Mon ventre commençait à me tourmenter sérieusement. Je rangeai la boîte de céréales, éteignis la lumière, et me sauvai.
Un quart d’heures plus tard, l’index et le majeur férocement appuyés contre ma langue, je me jetai sur la cuvette. Mes dents broyaient ma main pour tenter de l’empêcher de pénétrer plus profondément dans ma bouche, la tenant éloignée de ma luette. J’espérais ainsi retenir mes doigts de s’enfoncer dans ma gorge. Quelque part, je voulais aussi les libérer. Qu’ils plongent vers ma glotte, pour faire jaillir en bile les repas que j’avais engloutis ces dernières heures. Je haletai piteusement, la tête à quelques centimètres de l’eau croupissante.
Et je finis par vomir, par dégobiller tout ce que mes tripes contenaient.
Je suis retournée dans ma chambre. J’ai ouvert la fenêtre, cette nuit là. J’ai franchi la porte, et j’ai passé une jambe par dessus la rambarde. Et j’ai respiré, comme jamais je n’avais respiré. L’air froid me fouettait le visage. À la lumière des lampadaires jaunâtres, je distinguais le sol, cinq étages plus bas. J’ai fermé les yeux très fort. Et j’ai souri. Mon plus beau sourire depuis des années, depuis des siècles. J’ai inspiré, profondément. Puis j’ai expiré. Qu’est ce que c’était paisible ! Et j’ai recommencé, les poings cramponnés à la barrière dans mon dos. Combien de temps suis-je restée comme ça ? Je l’ignore. Une heure, deux, peut être trois, qui sait. Le sourire s’est ancré sur mon visage. Alors, enfin, j’ai tourné le dos à toutes ces images dans mon esprit. Celles où je lâche une main, puis l’autre, et où je tombe, tombe, tombe et disparais. Une larme est coulée, et j’ai à nouveau enjambé la rambarde. Puis je suis rentrée, comme si de rien n’était. Je suis allée m’enterrer dans mon lit, et les larmes ont dû couler, puisque mes joues étaient collantes, le lendemain.

Je suis allée chez Creuzet, et j’ai bien oublié de lui mentionner l’épisode de la veille. Pourquoi les inquiéter ? En revanche, je lui ai dit que je ne cessais de pleurer. Elle m’a demandé pourquoi. Et je lui ai répondu :
- Vous savez, quand vous croyez que je suis seule, la réalité, c’est que je ne suis jamais véritablement seule. Il y a ces monstres à l’intérieur de mon esprit, qui susurrent à mon oreille, tout le temps, tout le temps. Ils me répètent que tout ça ne vaut rien, que je peux en finir, puisque c’est mon choix. Et les larmes, c’est la force blanche. Celle qui me dit de rester. C’est ça, le plus douloureux. Rester.
Je baissai les yeux, et laissai un frisson glacé me parcourir de la nuque aux pieds. Je sentais le regard de Creuzet sur moi, mais je refusais de le croiser. Ca y était. Des mois qu’on me répétait de me dévoiler, de faire un effort, pour qu’on puisse m’aider. Je l’avais finalement fait. Partiellement, certes. A quoi m’étais-je attendue ? A ce qu’un poids s’envole de mes épaules ? C’était pourtant ce qu’on m’avait promis. “Tu verras Lula, après avoir parlé, on se sent mieux, je t’assure.” Mais non, je ne me sentais pas mieux. Je crois que c’était même pire. Les plaies à vif.
Le reste de l’entretien se déroula aussi banalement que les précédents. Elle me demanda ce qu’en pensaient mes parents, je répondis que je ne savais pas. Elle me demanda si j’avais des projets, je répondis que non. Puis elle réclama ma carte vitale, je lui tendis son chèque, et filai. Je ne cessais de songer à la veille. Je courus dès que la porte se fût claquée derrière mon dos. Je courus, courus, courus afin que quiconque ne puisse m’arrêter. Une fois dans la rue, je disparus dans une ruelle. Je m’assis dans un coin, recroquevillée sur moi-même, la tête entre les genoux.
De lourdes gouttes s’échappaient de mes paupières et tombaient sur le sol. J’empoignai mes écouteurs et connectai mon esprit à un flot de mélodies et de voix.
Le temps s’écoulait et les larmes ne cessaient de couler. Je tremblais, et enfonçais mes ongles dans mes genoux pour garder un semblant de contact avec la réalité. Les minutes se transformèrent en heures. Une s’écoula, peut-être plus, avant que je ne me remette à écouter la ville. “Enlève tes écouteurs et reviens dans ce monde, Lula. Entends le vivre, regarde le s’épanouir, allez, rejoins le, Lu.” Je n’aimais pas le silence, parce qu’alors, j’étais seule, impitoyablement soumise à mes pensées.
J’éteignis la musique. “Ecoute, ce monde vibre, Lula. Frottements sur le sol, claquements de talons, clic clac de la pluie, voix qui s’approchent et qui s’en vont, une voiture qui passe, une porte qui claque. Ecoute, Lu. Ecoute comme ce monde vibre, s’agite et vit. Ecoute ce sang qui bouillonne en toi, ton cœur qui s’accélère, tes poumons qui se gonflent et l’air qui s’expulse hors de toi. Regarde tout ça, Lula, et essaie de voir comme c’est beau… puisqu’il parait que ce monde est beau… Ne gâche pas cette vie que tu as volée à vouloir être malheureuse. Ecoute, Lu, comme ce monde te fait tourner la tête, te fait mal et te blesse…”

Je repensais sans cesse à ce soir où Marta avait gagné la bataille et m’avait convaincue qu’il était temps qu’ils paient. Parce qu’ils devaient payer, non ? Quentin, Betty, et le monde entier.
Je m’étais laissée envahir et vaincre par Marta à de nombreuses reprises, mais là, je n’avais plus la volonté de me battre. Lorsqu’elle prenait le pouvoir, tout était plus simple, je n’avais qu’à me laisser guider à travers rage et colère. Lorsque ce n’était pas Marta, c’était Debbie. Je troquai la tristesse contre la colère.
J’avais pris l’habitude, au cours des derniers mois, de questionner mes prétendus amis sur leurs visions de la vie, de la mort, du bonheur. Et Marta s’en prit à moi sur ce thème là.
“Tu leur poses des questions, mais est ce que leurs réponses t’intéressent réellement ? Bien sûr que non. Tu leur poses des questions pour attirer l’attention sur toi, rien de plus. Parce que tu voudrais hurler au monde ce que tu penses de lui. Tu voudrais leur dire, à tous, qu’ils sont aussi puérils qu’inutiles, aussi inintéressants que bons à rien. Tu voudrais leur crier qu’ils sont désuets, tout autant que toi. Allons Lula, admets le, tu te dois bien ça : être franche avec toi-même. Tu ne les aimes pas, et ils ne t’aiment pas non plus. Ce n’est qu’une façade, une carapace, une illusion. Sois forte, et défais t’en !”
Après tout, elle s’en prenait à moi sur tous les tableaux. Amours et amitiés, famille et morts. Tous y passaient.
Chacun leur tour, elle les dénigrait et s’en moquait.
Quentin était un salopard égocentrique et aveuglé. Betty, une connasse de bonne à rien qu’à aimer son copain. Marie, une enfant effacée et paumée. Emile, un rigolard abruti par son sourire. Paul, un voyou manipulateur et briseur de cœurs.
Mes yeux furent soudain attirés par un mouvement contre la fenêtre.
“La vie, la mort, ça ne tient qu’à un geste”, susurra Marta.
Je regardai l’insecte d’un œil distrait.
“Regarde avec quelle facilité nous pouvons assassiner un vulgaire petit être. Il respire, lui aussi, il existe. Et pourtant, regarde…”
Je levai le bras d’un geste machinal, et mon index alla écraser le moucheron contre la vitre. Je sentis la boule qu’il formait s’aplatir sous mon doigt pour laisser une trainée noirâtre lorsqu’il glissa verticalement jusqu’au sol.
“Il n’existe plus. Il t’a fallu une seconde pour enlever la vie à un pauvre insecte. En quoi un être humain devrait-il être plus compliqué ? Ce n’est qu’un sac de chair, d’os et de sang. L’humain n’est qu’un vulgaire insecte, la seule différence avec ce moucheron que tu viens d’égruger, c’est qu’il fait la même taille que toi, Lula. Rien d’autre.”
J’empoignai mon oreiller, y enfonçai la tête et hurlai.

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