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Chapitre 6

 

À quoi bon ?
Ces quelques mots résonnaient dans mon esprit. Le matin, la nuit, le midi, dedans, dehors, en classe, à la maison, seule, entourée, à m’ennuyer, jouer, travailler, rigoler. À quoi bon ?

Une semaine s’était écoulée depuis que Quentin avait cessé de s’acharner à trouver des réponses niaises et erronées à mes affirmations désespérées.
Le prof d’anglais m’avait interpelée à la fin d’un cours. « Enfin, Lula, je ne comprends pas, que t’arrive-t-il ? ».
D’ordinaire, c’était en langue que je m’en sortais le mieux. Ma baisse de niveau s’était donc nettement faite sentir. D’autant plus que ces cours avaient lieu en matinée. Ils sautaient donc de mon planning régulièrement. Et quand j’y allais, c’était pour tirer une sale gueule. Se montrer désagréable était la meilleure option pour qu’ils vous foutent la paix. Ils ne venaient plus me voir avec de grands sourires ou des histoires plombantes et monotones qui allaient me faire « trop rire, promis ! » suivies de gloussements hystériques. En fait, ils ne venaient plus me voir du tout. Et puisque je n’allais pas non plus à la rencontre de mes camarades, mes relations avec la classe se retrouvèrent rapidement restreintes à Marie - je n’avais pas le cœur de l’envoyer bouler - et Betty.
J’affirmai à Monsieur Leyne que « si, si, ça va, je suis juste fatiguée ». De quoi se mêlait-il ? J’avais le droit de cesser de travailler et laisser mes résultats sombrer, non ?
Mais le brave professeur refusa de me laisser partir. Il réclama un rendez-vous avec mes parents. Je lui répondis qu’ils étaient très occupés, mais il rétorqua qu’il appellerait ma mère pour voir tout ça avec elle.
Je n’avais pas prévu d'avoir à me confronter à ma mère. De toute manière, il était trop tard pour éviter l’engueulade. À quoi bon m’épuiser à tenter de tisser un joli mensonge qui me confèrerait une once de prétexte ? Je n’avais pas de prétexte. Pas d’excuse. Quoi, j’étais fatiguée ? J’imaginais déjà sa réponse. « C’est parce que tu sors trop, Lula. ». Ah, l’adolescence. Doux âge, où nous sommes accaparés par la paresse et les hormones. Ça devait être ma crise d’adolescence, hein ? Tout le monde le sait, que les ados sont en rage contre le monde entier. De pseudos rebelles. Mais la rébellion adolescente n’est qu’une énième conformité. Un rite de passage, avant de se ranger.
Par conséquent, pour éviter de rentrer dans le moule, je décidai, ce soir là, que je ne me remettrai pas de cet état. À quoi bon s’en remettre ? Se forger une petite vie de famille ? Se trouver un job où passer le laps de temps qu’il nous est donné ?
Tout ça ne servait à rien. Je n’étais personne, donc j’étais tout le monde. Et à quoi bon s’acharner sur un projet sans queue ni tête lorsque n’importe qui pourrait prendre notre relève, et lorsque ce putain de destin nous débecte ? Je n’avais pas envie de finir comme Quentin, à gober la merde qu’on me jette entre les dents, vouloir « une maison, un chien et deux enfants ». Ça n’était pas moi, ce rêve. Mon rêve à moi, c’était la forêt, la nuit, la fuite. La liberté.
Parce que nous ne sommes pas libres. J’en étais certaine. Tout n’est que manipulation. Le pire, c’est que la plupart ne s’en rendent pas compte. Ils sont probablement emplis de bonne intention, quand ils nous souhaitent « l’amour, la famille, le bonheur », mais combien parmi nous le désirent réellement ?
Je n’aspirai pas à être heureuse. Être heureux est un désir abstrait, ennuyeux, banal, et d’autant plus inatteignable qu’il est médiatisé. Ça ne veut rien dire, « être heureux ». Comme si la vie n’était qu’une suite de bons temps, prévisible et stable.
Rien n’est stable. Surtout pas une gamine de quinze ou seize ans. Surtout pas une gamine de quinze ou seize ans dépressive et sous médicaments.

Je ne savais pas, à l’époque. Je me rendais bien compte que j’étais en chute libre, mais je ne savais pas que le fond du gouffre était une maladie. Je me pensais simplement égocentrique, faible et détestable, de prétendre souffrir.
Après la discussion avec Leyne, je suis rentrée tard. J’ai trainé dans la ville, ai passé des heures en tailleur sur un banc, ou à arpenter les vieilles rues. Puis, aux alentours de vingt-heures, j’ai pris la direction de la maison. J’avais éteint mon portable. Quitte à ce qu’elle m’engueule, autant lui fournir toutes les bonnes raisons d’un seul coup.
Je n’avais pas envie de rentrer. Non pas parce que je craignais sa colère ou les répercussions. Mais parce que je n’avais laissé personne me faire la morale. J’avais coupé tous les ponts entre la réalité matérielle et concrète, et ma peine abstraite et infondée. Personne ne l’avait cernée, ni tenté de l’attaquer. J’étais triste, mais j’étais bien.
J’ai d’ailleurs du mal avec ce concept d’« aller mal ». On ne va pas bien, on ne va pas mal. On va. C’est tout. Parfois, avec le sourire. Souvent, avec les larmes. Mais même lorsqu’on se sent « mal », les exutoires sont là. Hurler sur tout le monde lorsqu’on est en colère ne fait-il pas du bien ? On trouve du bien dans le mal. On va.
Je finis par rentrer à la maison. Evidemment, ma cavale n’avait servi à rien, puisque Maman n’était pas encore arrivée. Je me préparai un chocolat chaud avant de me laisser tomber sur mon lit. De là, je n’ai plus fait qu’attendre. J’ai attendu que les minutes s’écoulent. J’ai attendu que la porte claque derrière les talons de Maman. J’ai attendu qu’elle hurle mon nom soudainement, une heure plus tard. Et j’ai attendu que mes jambes me soulèvent.
J’aurais pu attendre longtemps, mais Maman a débarqué en furie dans ma chambre avant que j’aie trouvé la force de fléchir les genoux.
…cette histoire de prof d’anglais ! Il m’appelle pour me dire que tu ne fous plus rien en cours et que tes notes sont médiocres ?…
A partir de là, j’ai compris qu’il ne servait à rien d’espérer quoi que ce soit. Les notes, les notes, les notes. Médiocre.
J’ai tenté de lui expliquer que je n’avais pas la forme, mais elle m’a rétorqué que « tu as qu’à te coucher plus tôt, et tu ne sortiras plus le vendredi c’est fini ! Tu vas voir de quel bois je me chauffe. Crois moi, ça va barder. Et je ne te parle pas de la réaction de ton père. »
Bon. Peut-être aurais-je dû profiter plus longuement encore du vent frais de dehors.
Les jours suivant passèrent lentement, baignés d’une ambiance orageuse à la maison. Papa, rentré, avait crié, lui aussi. J’étais allée me coucher sans dîner le lendemain soir, punie de manger. Et ben, qu’il en fût ainsi. S’ils ne voulaient pas que je me nourrisse, je n’avais qu’à me laisser aller. D’ailleurs, j’avais perdu l’appétit. Je ne mangeais plus le matin, je ne grignotais plus à onze heures. Et un jour, j’ai cessé de déjeuner. La creux de mon ventre qui criait famine m’apaisait, et je me sentais pleine d’énergie à chaque gargouillement que mon ventre offrait. Le goûter aussi, disparût. Le seul repas de la journée demeura le dîner, pour recharger les batteries avant d’aller me coucher. Une semaine s’écoula ainsi, avant que mes intestins ne se mettent à râler : ma digestion devint mauvaise, douloureuse. Mais je tins bon. Après tout, n’était-ce pas agréable de se sentir si pleine de vie tout en fondant à un rythme accéléré ? Quelques fois, le dîner sauta. Il m’est arrivé de ne pas manger pendant quarante huit ou soixante heures. Et j’ai perdu. D’abord, sournoisement, c’est monté à un ou deux kilos par semaine. Puis à quatre, cinq. De sorte qu’en un mois, j’avais éjecté de mon corps une dizaine de kilos. « En trop », me disais-je pour me rassurer.
Je ne me suis toutefois pas remise au travail.
Un jour, le réveil devint trop dur. J’enfilai mes bottines, attrapai deux tickets de métro dans le sac de Maman, et partis. A dix heures, j’étais sur les quais. Je m’assis au bord de l’eau, envoûtée par le calme de l’endroit. Mes pieds allaient et venaient, rebondissant contre le muret, à quelques dizaines de centimètres de la Seine. Ses remous m’apaisaient.
Soudain, j’eus envie de plus. Plus grand. Plus fort. Une pulsion brusque. Une envie d’enfumer mes poumons. Soudain.
Je me suis levée, ai compté les pièces accumulées qui sommeillaient au fond de mes poches. Huit euros et trente sept centimes. Je suis allée au tabac le plus proche. J’ai hésité un instant devant la porte, puis, avec plus d’assurance, je l’ai poussée, me la suis mangée, et l’ai tirée. Ouf. Au comptoir, j’ai réclamé un paquet de Camel. Le vendeur n’a pas daigné me demander mon âge. Puis je suis ressortie, heureuse de mon achat. J’ai demandé du feu à la première personne qui passait par là. Et j’ai allumé ma première cigarette, là, perdue au bord de la Seine. Celle que je m’étais promis de ne jamais toucher. 
Je l’ai approchée de ma bouche, lentement, puis je l’ai agrippée entre mes deux lèvres et j’ai aspiré. D’abord, j’ai crapoté. Puis, petit à petit, j’ai laissé la fumée s’infiltrer un peu plus en moi. Je lui ai permis d’effleurer le fond de ma gorge, puis mon œsophage, avant d’aspirer pleinement et d’enfumer mes poumons. Et j’ai réitéré. Cinq, dix, quinze fois, j’ai ôté le bâtonnet de mes lèvres, recraché la fumée âcre qui envahissait mon être et l’ai ramené vers mes dents. Je sentais tout mon corps réagir à cette première cigarette.
D’abord, ma gorge se dilatait à chaque hit, m’abandonnant dans un bref et puissant frisson. Ensuite, l’ensemble de mes membres s’engourdissait, comme si la fumée allait dilater jusqu’au plus infime de mes vaisseaux sanguins. Jusqu’aux cuisses, jusqu’aux pieds, jusqu’aux orteils et jusqu’au bout des ongles. C’était si bon ! Enfin, l’effet fut immédiat et envoûtant sous mon crâne. La tête me tourna. Comme si cette putain de fumée assiégeait ma cervelle.
Je crus un instant que j’allais y passer. Tomber. Tomber dans la Seine et m’y noyer. Mais non. J’étais en sécurité, assise.
Je finis par ranger le paquet de cigarettes dans mon blouson et me relever. Les jambes flageolantes, je marchai, en ayant plutôt l’impression de ramper, jusqu’au métro puis jusque chez moi. Je m’écroulai.
Je finis par ouvrir l’ordinateur et échouer sur Facebook. Betty y avait publié les photos de son après midi. Betty et Paul, Betty, Emile et Betty, Betty et Marie, Betty, Betty et Paul, Betty, Betty, Betty partout. Betty, qui m’avait abandonnée, elle aussi. « Rends t’en compte, Lula » susurra une voix à mon oreille. 
Je courus m’enfermer dans la salle de bain.
« Charlie est parti il y a bien longtemps. Ils t’ont abandonnée, tous. Ils se prennent pour les gentils, se croient bienveillants et emplis de bonne intention mais tu sais de quoi ils sont capables. Ils ont tous leur bulle, là dehors, et regardent l’extérieur d’un œil vitreux et désintéressé. Ils ne voient que ce qu’ils veulent voir. Ils prétendent s’intéresser, s’inquiéter. Ils font semblant. Comme toi, Lula. Tu le sais bien. » J’expirai. « Tu es submergée de colère, de violence, tu en as conscience, mais tu ne sais pas comment la gérer. Toute cette haine que tu essaies de dissimuler, tu crois pouvoir la cacher longtemps ? Tu verras, l’instant venu. Tu verras, Lula, Lula. Tu ne tiendras pas longtemps avant d’exploser. Après tous les coups de poignard qu’ils t’ont enfoncée dans le cœur, il serait temps que tu prennes le contrôle un peu. Il serait temps qu’ils paient. »

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